La nuit de la critique
Que sait la critique littéraire, et sait-elle seulement
Article initialement publié le 22 janvier 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011, enfin repris ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 23 août 2017.
Ce qui distingue d'abord la critique littéraire de notre époque de la critique des siècles précédents, c'est une position de départ jamais formulée, tellement elle paraît à chacune de ces époques aller de soi. Pour le critique des temps passés, cette position se formule ainsi : «Voici de quelle manière, et pour quelles raisons, un esprit éclairé doit juger l'oeuvre de M.X.». Pour celui de l'époque contemporaine : «Les sciences humaines sont ma caution. J'en sais donc a priori plus long sur le sens et la structure de l'oeuvre de M.X. que l'auteur lui-même.» Le premier met en doute la capacité de l'auteur à juger son oeuvre, le second à la comprendre. Le premier se borne à dénier à l'écrivain l'accès à la juste perception des valeurs, le second le relègue au rang de simple morceau de nature, produite et non productrice, sécrétion du langage : natura naturata.
En un paragraphe, Julien Gracq (En lisant en écrivant) résume un problème qui m'occupe depuis deux ans, et ne cesse, au bord de la rédaction, de me hanter. Chez moi, le rejet des sciences humaines appliquées à la littérature n'a pas été le résultat d'un choix conscient, mais d'une impossibilité de continuer. Dans ma petite chambre de Poitiers, à l'automne 2006, j'essayais tant bien que mal de trouver un prolongement à mon mémoire de maîtrise, de forcer les textes à se plier à mes problématiques. Je n'y arrivais plus, quelque chose s'était cassé, comme une défense rendue inefficace par la perte de son illusion. J'allais finalement abandonner toutes ces constructions intellectuelles et reprendre depuis le début, en élisant une démarche personnelle dont je me sentais originairement proche, et en cheminant avec elle. J'allais dès lors m'engager dans deux creusements.
Côté langue d'abord : non que la pratique devienne un instrument mis au service de la critique – idée répugnante, quand on place la littérature un peu haut; mais l'effondrement de l'intellect permettait et appelait cette pratique que j'avais toujours secrètement désirée, et tassée. Côté pensée ensuite : lecture et relecture de Heidegger, de Foucault, de Rancière, pour comprendre l'historicité aveugle de ce qu'on appelle les études littéraires. Presque une décennie de ces études ne m'ont pas appris d'où elles venaient, quelle était leur histoire, le sol de leur prétention à la connaissance : leur origine. Tout au plus m'a-t-on laissé entendre qu'il s'agit d'un prolongement des gloses bibliques, de l'herméneutique. Dire cela, c'est comme dire que l'histoire d'aujourd'hui date d'Hérodote, alors que la science historique, comme la science littéraire, nées au XIXe siècle (voir Foucault), n'ont plus rien à voir avec les fables d'Hérodote ou les gloses des premiers Chrétiens. On enseigne les sciences humaines dans les universités comme si elles avaient de tout temps existé. Combien de nos contemporains pensent qu'il y a toujours eu dans le monde de la psychologie? Les premiers cours de chaque programme de science humaine devraient en dire l'histoire, l'origine récente, en chercher le dépassement, si le monde a changé depuis l'invention de l'Homme considéré comme objet d'étude.
Rien de neuf dans ce que je dis, sauf pour moi, qui a dû en faire l'apprentissage par moi-même – et pour combien d'autres? Combien de temps encore les études littéraires camperont-elles sur le terrain des sciences humaines? On perçoit des signes de changement : à l'UQAM, le Département d'études littéraires a déménagé de la Faculté de communication à la Faculté des arts. Mais dans les recherches (même ce mot, emprunté aux sciences, ne veut rien dire), dans les travaux d'universitaires, la même caution dont parle Gracq – et en matière de caution, les effets d'érudition et de savoir souvent suffisent, à force citations et notes de bas de page et références, comme si tout cela garantissait sur le texte un savoir supérieur. La ligne de partage ne passe pas entre l'enseignement sérieux et l'enseignement du plaisir. Elle passe entre les humanités, comme on dit en anglais, et l'écriture comme art, qui n'est pas une science humaine, qui précède le concept d'homme, et y survit. Le durcissement des effets d'autorité et d'érudition dans les articles dits savants traduit sans doute la conscience d'un sol mal assuré – dont j'ai en tout cas éprouvé pour moi-même les failles et les sables mouvants, dans ma petite chambre de Poitiers, il y a deux ans. Nous avons des départements de philosophie. Pourquoi n'aurions-nous pas des départements de littérature, simplement? Me revient cette phrase de François Bon, lue dans Tous les mots sont adultes : «Imagine-t-on parler de philosophie sans philosopher?» Il ne s'agit pas de demander à tous les étudiants de devenir écrivains : on peut très bien écrire, et apprendre à lire et écrire à la fois, sans en faire une vocation.
La littérature n'est pas un objet (sinon montrez-moi l'objet), mais une pratique. Et si, comme dit Rancière, la littérature du XIXe siècle a inventé une méthode d'interprétation des signes muets qu'ont pillée sans retenue la psychanalyse et les études littéraires, on peut légitimement penser que la littérature contemporaine invente depuis quelque temps de nouvelles méthodes de déchiffrement du monde auxquelles pourrait puiser la pratique critique. Il ne s'agit pas de placer la critique dans la dépendance de la littérature, mais bien dans la littérature. On entend dire que le critique est entièrement libre de ses interprétations, que le discours de l'auteur sur son oeuvre ne compte pas, et on est un peu irrité comme Platon : se pourrait-il que cette démocratie-là se soit compliquée, entre-temps, de l'invention du roman, si, comme dit Gracq, la pensée du roman est inséparable de son écriture? Si la critique était plus modeste, elle pourrait s'attacher à des tâches plus hautes, et se poser comme cheminement vers le langage, tout près de la littérature qui est cheminement vers le réel.
Tout cela dit, je l'exprime d'abord pour moi-même, pour me l'expliquer, dans une tentative d'élucider ou d'orienter, par l'écriture, ma propre pratique critique. Il y a quelques exemples, que je relis – comme l'approche de Koltès par Arnaud Maïsetti, tout en proximité et création. Mais j'avance dans la nuit noire. S'y maintenir, facile à dire – mais quels outils, pour s'y débrouiller? L'image de ce garagiste de L'Ascension-de-Patapédia, récrite ce matin, qui travaillait à journée longue dans la pénombre, et s'éclairait d'une lampe baladeuse : et si l'on pouvait se déplacer ainsi, dans les livres?