Rêve de route
Article initialement publié le 21 juillet 2009, dans la première version du Dernier des Mahigan, sous Wordpress. Transféré dans mon site en Spip le 15 septembre 2011, puis enfin ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 22 août 2017.
Il y a longtemps que je rêve d'être un camionneur, un routier, et de conduire de longues heures sur les routes d'Amérique. Je revois les paysages d'épinettes et les petits lacs et marais aux arbres séchés comme des squelettes au-dessus de l'eau. Je revois les paysages de prairies au ciel large et étoilé à travers le grand pare-brise courbe. Je revois les montagnes rocheuses qui se lèvent d'abord et vous laissent dans la vallée, puis qu'on grimpe au bruit féroce du moteur, avant de descendre il faut vérifier les freins et c'est lentement très. Ou bien seulement les paysages de champs et de rivières de chez-nous, mais les revoir autrement juché six pieds en hauteur sur un moteur plus fort. Je n'ai jamais été routier mais je revois ces paysages et je les imagine depuis la position du chauffeur de poids lourd, parce que je suis déjà monté dans des poids lourds au temps où je faisais du pouce beaucoup. Je me rappelle bien ce chauffeur qui m'avait dit son truc pour dormir moins longtemps quand à un arrêt routier il se couchait épuisé sur le petit lit derrière les sièges : il buvait beaucoup d'eau et comme il m'a dit je m'en souviens, «On dort mal avec une envie de pisser, tsé», ça le réveillait. Moi venu de Calgary j'étais descendu à l'aéroport de Toronto c'était le soir, j'avais pris un bus qui m'avait déposé comme à la sortie de la ville, je n'y croyais pas trop je me préparais à dormir dans un fossé mais voilà, à peine une minute et ce camion s'arrête, une minute ou trois heures on ne sait jamais le pouce c'est comme ça. Et le chauffeur un Néo-brunswickois qui me dit pouvoir m'emmener jusqu'à Rivière-du-Loup à une heure à peine du Bic proche Rimouski où je revenais, je n'en croyais pas ma chance. Toute la nuit j'ai dormi sur le petit lit derrière les sièges et au matin je descendais dans la brume à l'éternelle partage de la 20 et de la 85, regardez derrière le panneau vous y lirez un de mes prénoms. J'aurais rêvé donc d'être routier. Pas que je crois que ce soit un métier facile, je sais bien les heures trop longues, la fatigue, l'ennui, l'éloignement, le célibat souvent des camionneurs et qui leur pèse. Je n'ai pas dit que j'allais être routier, j'ai dit que je rêvais depuis longtemps d'être routier. Pour ces paysages qui défilent par le pare-brise large et courbe, pour l'élévation où vous êtes et la force du moteur qu'on sent en-dessous. Aussi parce que parmi les choses que je préfère dans la vie, il y a conduire et il y a écouter la radio et qu'être routier c'est quoi si ce n'est pas conduire et écouter la radio. Et qu'il me semble qu'il y a tout là-dedans, dans cette idée d'aller immobile et translatant sur les longs rubans du monde, le paysage cadré large devant soi et mouvant, le moteur qui vous tient et vous pousse par en-dessous, les rencontres mais rares aux truck stops et aux pouceux embarqués. Et le rêve toujours d'une maison et d'une femme mais non. Quel roman cela donnerait si les routiers avaient le temps d'écrire, et pas seulement tricher sur leur feuille de temps avant de s'endormir la vessie pleine pour un sommeil mauvais d'une heure ou deux – puis repartir.