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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Peur du soir


De ce que Julien Gracq appelle «l'angoisse crépusculaire»

Article initialement publié le 15 octobre 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011, puis enfin ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 4 septembre 2017.

 

On voudrait allumer des pans de lumière dans le soir. D'abord, c'est de l'obscurité indémêlable, du noir que du noir, le moment tu sais où tu éteins et va te coucher, tu ne t'es jamais vraiment délivré de tes angoisses d'enfant. Qui le sait encore qui ne vit pas seul et le redécouvrira vieillard? Il y a deux sortes de peur dans la vie, la peur du jour et la peur du soir. J'ai toujours eu peur du soir, dès la tombée du jour je crains, et c'est pire quand les journées raccourcissent, vital alors pour moi d'être debout aux aurores, pour capter le plus long terme de lumière. Mais pour l'instant non, ce ne serait encore qu'obscurité, à peine le reflet peut-être de la rue éclairée, ou la lueur de ton horloge numérique. Et le moment que tu craignais vient de toute façon, la peur est toujours peur du terme. J'ai connu des gens qui avaient peur du jour, peur des efforts qu'ils auraient à déployer au matin, et rallongeaient pour cela infiniment la nuit, quitte à lire et regarder des films, s'endormir finalement devant la télévision, mais la nuit n'est pas infinie et le matin finit par poindre, ils avaient dormi trois heures, deux heures, une heure, et devaient quand même se lever, les efforts plus pénibles encore d'avoir tenté de les éviter. Difficile à comprendre pour un peureux du soir, pour qui à l'inverse la nuit est toujours trop longue, si l'on pouvait on sauterait directement au matin. C'est la durée de la nuit qui fait peur, même si on a besoin de se reposer aussi. Mais le seul savoir que la nuit durera, et longtemps, presque autant qu'une journée de travail. Dans le soir tu le sais, que déjà tu as peur, de ce moment seul sans durée, fermer les lumières et te glisser dans ton lit, toute la durée du soir avant avalée dans cette peur, comme la durée du sommeil appréhendé après. Tu as tiré les grands rideaux noirs sur ta fenêtre, dehors pourtant le jour est mort depuis des heures, mais un lampadaire tout près produit une lumière jaunie. Tu as appris à aimer les chandelles, leur flamme te calme et t'amène dans le sommeil. Souvent aussi tu allumes la radio, et peu t'importe ce qui est dit, tu n'écoutes presque pas. La voix est ce que tu connais de plus rassurant. Et la flamme est l'équivalent lumineux de la voix : elle vis, elle souffle, elle vacille. Souvenir d'une nuit précise sur les routes de l'Ontario, tu avais monté ta tente parmi les épinettes, tu étais entré vite parce que les maringouins, tu te sentais abandonné au milieu de nulle part, tu portais ce collier offert par une amie, tu l'avais accroché au plafond de la tente, tu as toujours eu ces rituels pour conjurer la peur. Et dans le même voyage tu te souviens, tu avais campé dans un champ en vue d'Edmonton, et dans la nuit il y a avait eu ces bruits de pas et de bêtes, tu avais eu la peur de ta vie, ce n'était sans doute finalement que des vaches, mais dans la nuit c'était pour toi des fauves. Et les bruits d'humains qui crient et fêtent, il en passe encore parfois dans ta rue, cela ne fait qu'accroître ton sentiment de solitude, et raviver les impressions d'enfance, enfant seul dans une chambre, les adultes dans l'autre pièce parlent et rient. Quand même chaque soir tu te glisses dans cet instant sans épaisseur, comme sous les draps de ton lit, la flamme vacille aux poches d'air soulevées, la radio répète ce qu'elle a dit au matin. Tu n'as jamais mis longtemps à t'endormir, tout cela est mince et blanc. Tu éteins la radio et tu souffles la chandelle. Sans lumière tombent les dernières cloisons, le monde entier alors circule dans la tête. On a traversé une fois de plus, et soir après soir pour le reste de notre vie. Si on guérit jamais de sa peur du soir.



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