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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

La «Nuit» de Koltès. Ce fouillis


Article initialement publié le 5 décembre 2010, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011, enfin repris ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 23 août 2017.

 
  • La nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès

  • 16 novembre au 16 décembre 2010, Ateliers Rose-de-Lima (Montréal)

  • Mise en scène : Brigitte Haentjens

  • Avec : Sébastien Ricard

Ce n'était pas un lieu majestueux, plutôt l'envers : une ancienne manufacture du Sud-ouest de Montréal. Je ne sais pas ce qu'on y faisait – il y a des vestiges de ponts métalliques, des grandes portes de hangar. Un lieu qui me rappelait un peu la grange de mon enfance, mais au bois plus lustré, et aux composantes de fer, une patine aussi.

On y attendait à l'extérieur, le long d'un mur, sans savoir que ce serait ça qu'on verrait, ce serait nous – un gars le long d'un mur, à l'angle d'un mur. Il faisait froid et humide, ça vous glaçait d'attendre – et encore, ce froid, cet inconfort renvoyait sans qu'on le sache, sans qu'on y pense, au parleur nomade, itinérant de la pièce, à la pluie qu'on imagine froide.

On entre. Les plafonds sont très très hauts – peut-être on fabriquait ici des bateaux? Le théâtre s'est installé dans un coin, un seul coin. Et ça dérange, c'est étrange, cette limitation d'espace. C'est si grand, ici. Pourtant, on s'est contenté d'une dizaine de rangées de chaises, élevées en estrade modeste sur l'axe à quarante-cinq degrés de l'angle des murs. Il n'y a pas beaucoup de places, il n'y aura pas beaucoup de monde. On s'en étonne.

On est tassés quand même. Les sièges sont collés et étroits. Et puis on a tous gardés nos manteaux, on nous l'a recommandé à la porte : il fait frais ici, même dans le coin, où on se serre comme des poussins.

Devant nous, ce jointoiement d'un mur de brique et d'un mur de bois, fenêtres placardées ou donnant sur du noir. Dans la poussière des vitres, on a écrit des petites bêtises, des noms, des sourires – comme pour donner un aspect plus jeune au lieu.

Il viendra là seulement, Sébastien Ricard, en marchant, concentré, la tête un peu rentrée. Capuchonné dans un kangourou, chaussettes laine débordant des bottines. Il s'appuiera sur l'angle, la croupe seulement : plié en deux, donc, et l'habitude, en parlant, de passer ses mains sous ses cuisses, comme s'il cherchait quelque chose, ou comme un intoxiqué tord ses vêtements.

Et puis, cette parole, intarissable, étale, dite sans trop de relief, sans pose. Avec une tonalité migrante, arabisante, pas trop appuyée quand même, mais qui maintient les mots de Koltès dans l'urbanité d'aujourd'hui.

Expérience d'attention sur cette parole captivante. On est face à ce coin, comme un angle découpé dans le tissu de la ville, où ses forces se rejouent. Il y a cette parole, cette parole qui n'est que parole, qui ne peut être que parole, parce que tout ce qu'elle dit s'effondre sans son propre maintien, son souffle. Énorme brassage d'images dans la tête, on est pris. Il n'y a plus de temps, mais les silhouettes, les mots, les rires, les circulations, les lumières de la ville apparaissent dans ce hors-temps, dans la simultanéité du chaos de cette tête et cette langue.

Cette pièce, je l'avais déjà lue, mais je ne l'avais jamais entendue. La lecture silencieuse et solitaire, même assez brève, induit une lassitude qui vous fait aller vite, trop vite parfois. La parole théâtrale, celle de Ricard en tout cas, maintient le texte à bout de bras tout le long de la durée du dire. L'acteur prend sur ses épaules la fatigue du texte, n'en laisse rien paraître, compense et donne tout. Reste à soi l'attention, qui n'est pas, ne devrait pas être un effort, mais un fébrillement de tout le corps.

Comment parler de ce dont j'ai fait l'expérience vers la fin du texte, quand est dit ce fouillis, ce bordel? Quand est vue la femme en chemise de nuit, les poings serrés et que c'est trop? Jamais rien entendu d'aussi fort; je ne sais si c'est de l'avoir entendu, la lecture solitaire en tout cas n'avait pas eu sur moi cet effet. Ce fouillis, ce bordel... C'est tout ce qu'on voudrait accrocher. Et tout vient alors d'un seul coup, tempête, les images, le Nicaragua, la pute, les rats, la pluie : qu'est-ce qui reste à dire? Ce fouillis... Ce fouillis du monde, de la ville. Pas une extase, non, rien de transcendant. C'est notre monde, juste là, et il est insupportable. Ce fouillis...

Quand la pièce finit, l'acteur fait silence, attend en tension, puis se détend. Pas de jeu d'éclairage, pas de sortie. C'est tout. Et c'est façon de dire : cela est performance devant vous jouée, dans la vérité de mon corps d'acteur. On n'a pas cédé à l'illusion facile, à la fable.

En remontant Montréal dans la voiture de l'ami, entre les immeubles de brique, puis les gratte-ciels vitrés, je revoyais ce fouillis : il est là, partout, dans les cases, dans les souterrains, dans les métros et désormais ça me crie.

Dans la nuit même, juste avant le réveil, il y aurait intrusion. C'était un rêve heureux, comme sublimé. Il y avait une fille, et d'autres amis. Puis on marchait dans la ville. Et d'un coup, je me suis rappelé : la pièce hier, Koltès, le fouillis... J'ai essayé d'expliquer à la fille. Elle ne m'écoutait pas, elle parlait dans son téléphone portable...

Puis réveillé vraiment, avec l'impulsion d'écrire. Et là j'écris, j'ai écrit, mais je ne peux pas le dire, ce fouillis. On ne m'écoute pas, on ne me comprendra pas. Je suis seul avec, ce fouillis – seul, comme on ne peut pas le dire.


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