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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Solitude du voyage


Ce texte a été rédigé sur un iPad couplé d'un clavier Bluetooth le lundi 4 juillet 2011 dans le traversier Horseshoe Bay–Nanaimo et finalisé sur l'île de Vancouver, en Colombie-Britannique. D'abord publié sur mahigan.ca (site en Spip), puis transféré sur mahigan.com le 4 septembre 2017.

 

«Partir seul c'est mauvais», qu'un a dit. «Je ne pourrais pas faire comme toi et partir seul», qu'un autre a dit. Partir – on ne part pas. Seul – on est toujours seul. Qu'est-ce que ça change à la filée des jours, que de partir seul? On ne sait pas. On l'a toujours fait, et ça n'a jamais été comme on avait prévu. Bien sûr que dans la solitude du voyage, il y a possibilité de liberté, seulement on n'est pas toujours prêt à s'en saisir. Il arrive que le vide soit plus fort, que le manque reste incomblé. Alors on souffre, d'autant plus quand les visages et les bouches vous harcèlent (c'est ainsi aujourd'hui en presque chaque pays qui a vu l'Occident débarquer). On souffre et de cette souffrance, plus tard, peut-être, on saura faire texte (ça arrive). Le voyage n'est pas gagner, n'est pas accumuler expérience, comme on l'entend dire. Ce serait au contraire se délester, lâcher quelques habitudes et repères, éprouver un dénuement. Le voyage est accumulation et répétition quand on n'arrive pas à partir. On peut être allé très loin, qu'indéfiniment pourtant on repousse le départ. «Départ» veut dire : séparation, partage. Comme le traversier qui quitte le continent, et d'où j'écris ce texte. On a continué sur la route, mais soudain la route s'est séparée : on a lâché le volant, levé les mains, la voiture pourtant a continué d'avancer, dehors c'était la mer, la terre reculait. Le voyage n'est qu'une suite de séparations, c'est là toute sa beauté et sa souffrance. D'où qu'il soit solitude - on ne voyage pas, pas vraiment, à deux, à trois, à quatre, à moins d'avoir des compagnons silencieux et sensibles à l'extrême, ce qui est très rare.

«Voyage» - ce mot évoque pour nous le dépaysement. Pourtant je conteste que partir soit se dépayser. On ne se dépayse plus. Les capitales sont toutes les mêmes devenues. Et le monde n'est plus de toute façon que cette urbanité rampante, lichénique. Le mieux serait de se trouver en perpétuel départ – partage sans cesse différé, toujours au devant, qui empêche que jamais on arrive. Car si c'est pour arriver, rien ne sert de partir. «Voyager» – en son sens le plus strict, qui se rapporte à la voie, à la route – voyager est se départir, tout simplement. Les Anglais disent : «Departure». Voilà. Se départir d'un usage trop aveuglé du monde et de la ville, d'une proximité à l'espace et au temps de la préoccupation, qui empêche même qu'on s'en distancie et le dise. Coup sur coup, on se sépare : des êtres, des choses, des habitudes. Ailleurs, on retrouvera la même ville, le même monde, mais décalé légèrement. Ce sont les autres, désormais, qui jouent devant nous le jeu de l'immédiateté, de l'inconscience. Le monde alors rend visible ses usages, travail, loisir, commerces, et surtout transport. Transport, parce qu'en tant que voyageur on en doit aussi faire usage – mais là encore, un usage déplacé, inouï – dans le métro, dans le bus, dans la rue, on n'est jamais rivé, jamais stable. On dérive, jamais on n'arrive.

Il m'importe, m'a toujours importé, je crois, de posséder peu. Ce n'est pas un voeux d'ascète. Je ne parle pas d'argent non plus. Je parle des choses (salut Perec), si vite encombrantes. Il y en a toujours trop à mon goût. Je ne comprends pas ceux qui n'arrivent pas à jeter. Je me départis facilement et joyeusement des choses, surtout quand je suis sûr qu'elles me sont – me seront – inutiles, ou quand elles sont usées, finies, m'ont bien servies mais voilà, c'est la fin – joie. Je me suis procuré des bidules électroniques cette année, iPhone, iPad. On pourrait y voir une accumulation. En fait, c'est l'exact contraire : ces outils, par leur versatilité, la multiplicité de leurs usages, m'ont permis de me débarrasser de bien d'autres objets qu'ils remplacent : téléphone, agenda, appareil photo, carnets, livres... On n'est pas forcé de me croire, mais c'est véritablement là, pour moi, que résidait l'essentiel de leur attrait : ils allaient me permettre de me vider les poches d'une foule d'objets encombrants (tous les objets le sont). Dans mes simples balades quotidiennes dans la ville, il y a plus grand départ depuis que j'empoche ces petites tablette ou plaquette qui résument tout mon bureau et ma bibliothèque, et qui font que je n'ai pas besoin de revenir chez moi aussi souvent, à mon bureau et à ma bibliothèque. Je rêve, j'ai toujours rêvé d'une mobilité totale, radicale. Il me semble que ce n'est qu'en cet état que je me sentirais bien et libre. À preuve : le goût d'écrire et de lire, très fragile depuis la fin de ma thèse et son contre-coup, en voyage me reprend. J'ai commencé ce texte dans le traversier Horseshoe Bay–Nanaimo, le continue à présent dans le parc Rathtrevor sur l'île de Vancouver, installé à la table de pique-nique sur le site boisé où j'ai monté ma tente. Et comment je le rédige, ce texte? Sur ma tablette, au moyen du clavier sans fil que j'ai emporté. Ça peut paraître lourd comme bagage, et pourtant ce n'est rien : je n'ai pas apporté d'autres livres que ceux encryptés dans l'iPad, pas d'autres carnets d'écriture que celui-là, pas d'autre ordinateur non plus. C'est la première fois que je voyage avec autant et si peu à la fois : ma bibliothèque, le monde palpé sur l'écran, les pages où j'écris, les cartes et les atlas jusqu'aux détails et aux reliefs du sol... On s'est départi de tant, en échange de ces petits rectangles amincis, y compris mentalement. On n'aurait presque plus besoin de rentrer, presque plus besoin d'accumuler et de répéter.

Si on pouvait voyager sans cesse, n'éprouver ce monde indifférent qu'en continuel mouvement, en transportant si peu qu'on ne serait entravé, et tant qu'on n'aurait plus besoin de rentrer... «Que peut-il m'arriver, à moi qui n'ai rien?» C'est Rimbaud qui l'a dit le premier (je cite de mémoire), lui qui un temps transportait tout son or dans sa ceinture (et ses appareils photos dans des caisses : il aurait bien aimé avoir sa vie résumée en une plaquette, sans doute).

Cette époque n'est pas à la sédentarité. Et la solitude n'est plus la même, quand derrière les écrans, sous les doigts est le monde qui s'apparaît. On y tiendrait longtemps, je crois, en cette solitude-là. Plus longtemps et mieux qu'en l'inertie du lieu fixe, où je ne sais plus toujours continuer.

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