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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Chants de Guadeloupe à l'heure des crêpes



Voyage en mars 2016. Écrit et publié peu de temps après.


 

Ville de Guadeloupe. C'est la nuit. Le spectacle de poésie a fini tard, trop tard pour les poissons frits. On se rabat sur une crêperie. Wagon rouge au bord d'un boulevard. L'ordinaire des nuits urbaines. Toutes les villes du monde.

Arrive un homme. Il lui manque quelques dents devant. Il attend sa crêpe. Soudain, il se tourne vers nous et se met à chanter.

Et les autres, les amis de Guadeloupe, se mettent à chanter aussi. Des chants qui se réverbèrent sur la tôle du wagon, sur les tables et les chaises cheap, se réverbèrent et se répondent. Les hommes chantent, les femmes chantent. Des airs connus. On est dans la chaleur de la terre, du chez-soi. Je ne connais pas ces chants, je ne suis pas Guadeloupéen, je ne parle pas créole. Mais je sens cette familiarité. Elle réchauffe comme un ti-punch.

Cette manière de chanter, spontanément, collectivement, des chansons à répondre, des chants qui peuvent durer des dizaines de minutes, des heures peut-être, ces chants sans début ni fin, ces chants ouverts au temps, aux jours longs de labeur, aux soirs qui tombent sur la fatigue, la manière de ces chants ne s'est-elle pas formée sous l'esclavage? C'est une grande dignité, chanter comme ça, ensemble. De garder le beau et l'humanité vivants dans les champs de canne à sucre.


Les boulevards. Les voitures plastique. Les crêpes au Nutella. La ville abolit le passé. Mais la nuit reste la même, en arrière plan. Même, la lune en croissant couché. Qu'importe les néons trop blancs, les tables cheap, le fast food, qu'importe la tôle et le plastique, si on est ensemble et qu'on peut chanter la terre.

La belle raucité de ces voix. Des voix blues. Pas des voix de chanteurs : des voix d'hommes. Notre chauffeur de taxi, appelé Le Rouge, qui venait entendre nos spectacles sans y participer, soudain ouvre la bouche et chante comme un bluesman. Tout comme ce passant, un peu édenté, l'air de rien : il ouvre la bouche et on entend la vie et la terre.


On a fini nos crêpes et on est remontés dans le taxi. Le Rouge a continué à chanter jusqu'au bout. Le chant lui-même n'a pas de fin. Il dure. Il est fait pour remplir le temps, comme une sève sucrée.


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