Guadeloupe, île poésie
Voyage en mars 2016. Écrit et publié peu de temps après.
Que se passe-t-il quand on découvre un pays par le truchement de la poésie? Je dis "pays" comme on le disait il y a plusieurs siècles. Comme on dit paysage.
J'ai été invité à festival de poésie en Guadeloupe. Deux semaines, en mars. Une grande chance, pour laquelle je remercie Claude Danican et tous les autres membres de l'organisation de Guadeloupe Poésie Festival. Sans oublier bien sûr mon frère Rodney Saint-Éloi, qui m'a référé à Claude. Rodney m'a vu revenir à Montréal de Thaïlande en plein hiver, sous le choc (culturel inversé), et a pensé que ça me ferait du bien, un peu de vadrouille en Guadeloupe. Qui mieux placé pour me comprendre qu'un immigrant? Et inversement, je les comprends un peu moins mal, maintenant, les migrants, les exilés. Je ne suis pas allé à "l'école de l'exil" (Dany Laferrière), mais je suis allé à l'école de l'expatriation. Et ce n'est pas une si mauvaise école non plus.
Débarqué en Guadeloupe, et tout de suite la poésie. Claude Danican et Louisette viennent me chercher à l'aéroport, dans l'auto c'est de la poésie parlée avec musique de... Claude Danican! Une voix tellement enveloppante : il travaille à la radio aussi, Claude. Une voix qui fait vibrer la terre... et les femmes.
Dès le lendemain, on me propulse sur une scène. Je passe en premier, je ne sais pas pourquoi. Comment on fait ici? J'ai entendu le verbe "déclamer" plusieurs fois depuis que je suis arrivé sur l'île. J'ai même entendu Claude déclamer des poésies par cœur. Moi il me faut le texte. Je me lance, je monte sur scène. C'est un festival de poésie, alors je lis Relief, mon livre le plus lyrique, même si j'ai toujours eu réticence à l'appeler poésie. Un paysage d'automne, des arbres, une scie mécanique : des morceaux de forêt boréale rapportés ici sous les palmiers. Le public très réceptif et beau.
Tellement nombreux, aussi. Partout où on ira, sur les îles, je serai épaté par le nombre de gens qui se déplacent pour la poésie. J'ai d'abord cru que c'était la tradition, ici. Il y a un peu de ça, quand même, je crois. La poésie est forte, ici. L'histoire dure de l'esclavage appelle la poésie comme nécessité immédiate. Pas le temps des longues constructions intellectuelles : on a besoin de rêver, maintenant. Les Haïtiens, les Guadeloupéens, ils ont élevés leurs îles par la parole. Et ils continuent. L'histoire, donc, la tradition, mais aussi un travail sur plusieurs années, par les poètes comme Claude, Malou, Louisette, pour implanter la poésie dans les mœurs. Imaginez : dans un top 5 à la radio, au milieu de tounes idiotes comme Coller la petite, il y a... du Claude Danican! De la poésie dite avec musique (tirée de son disque Poézik). Il y a des poètes dans le top 5 de CKOI FM?
Les amis poètes. Des Antillais du pays ou de la diaspora. Makendy Simon, d'Haïti. Nicole Cage, de la Martinique. Rosine Nobin, Guadeloupéenne devenue Italienne, Lémy-Lémane Coco, Guadeloupéen vivant en métropole, Joël Jernidier, comédien, Marie-Louise Danchet, Guadeloupéenne qui m'a raconté ses magnifiques bourlingues de jeunesse, Jean-Yves Berthogal dit JYB, champion de slam de France, qui m'a incité à tenter le slam ("Ce que tu fais, c'est du slam."). Et bien sûr Claude et Louisette. Sans oublier les deux musicos – j'ai oublié leurs noms (amis, me les rappeler en commentaire?), mais c'était des vrais : on s'est bien éclatés ensemble.
On s'est baladés partout sur les îles, ensemble. On nous transhumait dans une fourgonnette conduite par un nommé Le Rouge, très sympathique. On allait de Basse-Terre à Grande-Terre, sur le ruban étroit des routes guadeloupéennes. Des routes à la française : même signalisation, même rond-points, etc. (et je ne parle pas des Champions, des Carrefours, où la métropole essaie de leur fourguer leurs poissons pêchés en Méditerranée (ils sont fous)). Des paysages magnifiques de montagnes, de côte, de volcans à-pic. Des croissants de lune couchés et des couchers de soleil de lumière brûlée.
La toponymie de la Guadeloupe est une poésie en soi : Le Gosier, Morne-À-l'Eau, Bouillante, et le volcan La Soufrière. Sans parler de l'île au nom romantique, Marie-Galante. On y est allés aussi. Là, on voit encore des bâtis en bois de bateau. Un rappel du village marin, du village pêcheur. Et bien sûr, des plages magnifiques. On a lu sur la place du village, en plein air. Beaucoup de Marie-Galantais s'étaient déplacés. Et je ne parle pas des Marie-Galantaises... Il y aurait tout un texte à écrire sur les femmes de Marie-Galante, fières beautés insulaires. (Je reviendrai.)
Chaque soir, un spectacle de poésie. Parfois, un autre événement dans la journée : une entrevue, un tournage, un "déjeuner poétique". On était comme des musicos en tournée, ce qui veut dire : beaucoup d'attente, de route, finir tard le soir, etc. Dans les petites towns de Guadeloupe, des publics étonnants nous attendaient chaque fois. Beaucoup de gens, et vivement intéressés. Pas passifs du tout : on dirait qu'en Guadeloupe, presque tout le monde a des poèmes dans sa poche. Souvent, quelqu'un réclamait le micro et venait "déclamer". Pendant le déjeuner poétique, des dizaines de gens ont récité de mémoire ou avec texte. De belles traditions, qu'on croyait perdues, ressuscitaient, comme le dialogue poétique de type théâtral : je te dis un poème (une déclaration d'amour, par exemple), puis à ton tour tu me réponds en poésie, sous le mode comique.
Ça arrivait parfois aussi le soir, au restaurant. On se bricole son ti-ponch (bouteille de rhum sur la table, lime et sucre de canne à disposition), on commande le poisson grillé (pêché ici, s'il te plaît), et tout à coup ça s'échauffe et ça se met à déclamer.
Oui, ça m'a fait du bien, ces moments collectifs. Au début, j'avais des doutes, je me demandais si mon temps serait bien utilisé, en Guadeloupe. Je suis très solitaire, normalement je voyage seul, et tout à coup, on vit en groupe presque 24 heures sur 24. Avec le temps, une paix m'a gagné,
la paix des îles poésie,
la paix des amis,
(et la beauté des chants à l'heure des crêpes).