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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Le web est une Venise



Réflexion sur les blogs et les réseaux sociaux

 

Qu'est-ce que ça veut dire, le web est une Venise? C'est ma métaphore du web. Je ne sais plus exactement quand elle m'est venue. Il y a plusieurs années – quatre, cinq ans peut-être. Elle m'aide à comprendre le web et à imaginer ce qu'il pourrait être.

Un espace de création m'est nécessaire, et aujourd'hui, en 2018, c'est tout naturellement le blog. Un espace d'interaction m'est aussi nécessaire, et aujourd'hui, en 2018, ce sont tout naturellement les «réseaux sociaux», comme on les appelle. Le blog, en tant qu'atelier personnel, ne m'est pas vraiment problématique (si je l'ai beaucoup délaissé en 2014-2015, c'était faute de temps, pas faute d'envie). Les réseaux sociaux, formidables espaces de dialogue, peuvent être aussi des espaces de friction. Jusque là, que des évidences. Qui n'a jamais eu envie de se barrer de Facebook et Twitter? Certains le font, qui parfois le déclarent haut et fort, inutilement, puis finissent presque toujours par y revenir.

Je n'ai jamais été sur FB et sur TW que pour deux choses, qui n'en sont finalement qu'une seule : l'écriture et le politique. À peu près tout ce que je poste est écriture, ou lecture, ou politique (et pour moi, le nomadisme est tout ça, le mouvement est ça, les paysages sont ça). Et c'est pourquoi je n'aime pas trop qu'on me ramène au vécu ou au connu, à ma vie ma life, sur FB, parce que ça manque l'essentiel : le travail de fiction ou d'intervention qu'on établit quand on poste une photo ou un texte qui, sans doute, a un rapport au réel, mais est justement un travail, un faire. Et ce faire est évacué dans le ha ha j'étais là je connais je te connais je connais ta femme bonjour chez vous etc.


En venir à ma métaphore. Je parle du web en praticien de l'écriture, mais ça vaut pour toutes les pratiques artistiques ou artisanes.

Le web est une Venise. J'ai visité Venise une seule fois, en 2005, alors que, étudiant en échange à Lille, je profitais des premiers vols low cost pour me balader en Europe avec ma flamme parisienne de l'époque. Au-delà du tourisme, Venise, c'est d'abord l'étonnant silence d'une ville sans voiture. Ce sont aussi les places, les petites places, partout, des places fermées par des églises. Une ville, j'insiste, organisée autour de ses places, surtout dans les quartiers en dehors de la balafre touristique. Venise, c'est aussi des universités (je rêvais, à les voir, d'y étudier, de vivre à Venise comme étudiant). Et surtout, des artisans et des artistes. Je parle de la Venise historique, mais c'est encore un peu vrai : artisans du verre, fabricants de masques, typographes, peintres, musiciens, sculpteurs, etc. On le voit, même si j'y suis allé, je parle d'une Venise plus rêvée que réelle. C'est une métaphore.

Et donc, le web est une Venise. Dans mon rêve, il y a une communauté d'artisans qui habite Venise. Chacun a son atelier quelque part dans la ville, le long d'une petite venelle. Quelque part derrière, je veux dire, dans le privé des dédales. On peut les visiter, mais il faut en connaître l'adresse. Certains artisans se cachent, montrent peu de choses aux visiteurs. D'autres rendent tout public. La plupart oscillent entre les deux postures, monstration et réclusion. Ils ont un atelier privé, dans une pièce derrière, mais ils ont aussi une petite vitrine où ils montrent un peu ce qu'ils font en ce moment. Au bout d'un certain temps, les visiteurs prennent l'habitude d'y revenir régulièrement, pour voir ce qu'il y a de neuf. Parfois, un fâcheux s'approche et, quand son ego est insatisfait de ce qu'il voit dans la vitrine (l'art n'est pas là pour flatter les égos), il salope la vitrine ou chie devant la porte. Mais en général, c'est le contraire : les gens laissent des messages polis à l'artisan, pas seulement des flatteries, mais ce que le travail leur suggère, les voies de traverses qu'ils entrevoient, ou des suggestions de modifs ou d'améliorations. La plupart des artisans, je l'ai dit, ont leur atelier sur une petite venelle dérobée, mais certains, devenus populaires, finissent par déménager sur une plus grande rue, voire sur le Grand Canal.

Ces maisons-ateliers dont je parle, ce sont les blogs.

Puis, il y a les places publiques. Les places, c'est le devant de Venise. Là, le soleil éclaire l'église, les terrasses des cafés, les tuiles de béton, les arbres. On y est visible. Et on y est en société. Les artisans s'y retrouvent pour socialiser. On s'assoit à la terrasse, on commande un café. C'est l'Italie, du coup les gens au café discutent entre eux, même s'ils ne se connaissent pas beaucoup. On voit ça à Montréal aussi, dans les vieux cafés italiens (l'Italia et le Club social italien). Des grandes tables rondes, plein de gens autour qui parlent avec exubérance. Imaginons que sur la place sont plusieurs cafés, et dans chaque café plusieurs grandes tables. Des groupes se forment. Certains préfèrent tel café, la compagnie de telle et telle personne. D'autres préfèrent tel autre café, et la compagnie de telle et telle autre personne. Il n'y a pas que les artisans, dans les cafés. Il y a aussi des gens qui ne sont ni artisans ni artistes. Ils ont d'autres occupations, dans d'autres lieux de la ville. Les artisans et les non-artisans se mélangent, et c'est très bien ainsi. Parfois, des gens parlent en secret, en tête à tête ou en groupe fermé. Parfois, quelqu'un prend la parole publiquement. La personne grimpe sur le parvis de l'église, s'éclaircit la voix, puis verbalise publiquement ce qu'elle a à dire. Les gens se montrent des images : ce peut être une photo de ce qu'ils ont mangé ce midi, ou encore la toile qu'ils viennent de peindre. Il y a des conversations qui concernent la pratique des artisans, sa transmission, et il y a des conversations banales. Et c'est très bien ainsi. Chacun traite la place publique à sa façon plus ou moins propre. Pour certains, c'est un véritable lieu d'échange. Pour d'autres, c'est une véritable cour de récréation. T'es mon ami, t'es plus mon ami, je joue plus avec toi, etc. Il y a des boss de bécosse. Il y a des emmerdeurs. Il y a des bullies. Il y a des trolls. Il y a des diodons. Tout ce qui existe en société humaine, on le retrouve ici. Et les artisans ne sont pas mieux que les autres. La plupart des gens continuent à revenir sur la place, pourtant, pour le dialogue et le partage. On s'accommode des désagréments. Mais parfois, c'en est trop. Quelqu'un se barre, on ne le voit plus pendant trois semaines ou trois mois. Des artisans s'enferment dans leur atelier. Ils répondent au téléphone et au courrier et c'est tout. D'ailleurs, certains, rares, prennent la décision de ne jamais se montrer le nez sur la place publique. Ils ont bien le droit.

La place publique, c'est les réseaux sociaux.


Souvent, je me dis qu'il y aurait moyen de mieux aménager la place publique. Chacun a sans doute sa propre idée là-dessus, et je suis sûr que certains aiment la cour de récré, puisqu'eux-mêmes la créent et la sont. Voici en tout cas la place publique où j'aimerais aller prendre un café chaque jour :

Le mobilier urbain y est réparti également. Chaque table, chaque chaise se trouvent à égale distance des autres, ce qui annule l'idée infantile de préférence (qui revient à fermer les yeux pour ne pas voir ce qu'on n'aime pas) qu'encourage l'algorithme Facebook et qui, à la longue, protège d'être surpris ou choqué. On ne peut pas choisir d'emblée ce qu'on verra et ce qu'on ne verra pas, comme un enfant qui pleure parce que la réalité n'épouse pas immédiatement son désir : on s'assoit et on est vu de tous, tout en voyant tout le monde. Plus important encore : on est entendu de tous, et on voit tout le monde. Ça a beaucoup d'implications. Ça empêche la formation de groupes trop différenciés. Et ça oblige les bullies à commettre leurs actes en plein soleil, au vu et au su de tous. Et à visage découvert, bien sûr. Résultat : une régulation démocratique des délinquances relationnelles.

En clair, si on est capable d'en finir avec les «namis» de FB et les «followeurs» de TW (ça viendra, j'espère), alors peut-être on comprendra le sens du mot «public». Et en même temps, le vrai sens du mot «choix». Assis sur la place, à égale distance de tous, je choisis d'écouter qui je veux, quand je veux. (Que tous se trouvent à égale distance les uns des autres, c'est impossible dans le monde physique – même dans la tribune hémicycle –, mais dans le numérique?) Et lorsque je parle, chacun peut faire le choix de m'écouter, ou pas, quand il le veut. Est-ce que j'ai besoin de savoir qu'il m'écoute ou qu'il ne m'écoute pas? Non. Les oreilles n'ont pas d'iris. Ça ne me regarde pas. J'ai lancé une parole sur la place publique. Elle ne m'appartient plus. À chacun de décider s'il la prend ou la laisse. Et moi de même, à l'inverse, j'ai le droit de cueillir les mots de la place publique. Je n'ai pas besoin d'en informer qui que ce soit, lui demander d'être mon nami avant, ou lui signaler que je le «follaux» (du verbe «folloir»). Je glane ce qui me chante sur la place publique. Ceux qui veulent émettre une parole privée n'ont qu'à organiser des salons (privés), ou encore allumer une chandelle, rédiger une lettre à la plume, et la mettre au courrier – ce qui s'appelle, en 2018, envoyer un courriel, chatter en privé, ou PMer quelqu'un.

Je comprends la tentation de se recroqueviller sur des groupes et d'exclure. Je l'ai fait aussi; je ne le fais plus beaucoup, mais je reconnais que les outils sont ainsi faits qu'ils nous y incitent. reste que, selon moi, il faut plus d'ouverture, pas moins. Et transiter, peut-être, des réseaux sociaux (qui sont la propriété de milliardaires) à des réseaux publics, voire des réseaux citoyens.


Le web est une Venise. Il y a les maisons, les ateliers. Il y a les places publiques. Enfin, il y a l'eau... Les canaux : les sites web qu'on fréquente, forcément restreints par rapport à l'ensemble du web. Les petits chemins qu'on emprunte quotidiennement. L'eau s'en renouvelle lentement. Puis il y a la mer, tout partout autour. L'immensité du web. On y va à la pêche, sur le bateau Google la plupart du temps. C'est vaste, c'est plein d'inconnu. On aime s'y perdre.

Il y aurait sans doute d'autres métaphores à tisser. Que sont les palais? Quoi l'érosion, l'enfoncement de la ville? Et les artères commerciales... Je n'ai fait que brosser le tableau, mais j'y reviendrai, pour peindre d'autres détails.

Le web est une Venise.

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