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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Nguyễn Huy Thiệp. Écrire dans l'indistance



Date d'écriture inconnue – perdue.


 

À nos vingt ans : on ne serait pas allé de soi-même vers un livre portant un tel titre à l'eau-de-rose. Mais la suggestion de lecture venait de Sabine Huynh, auteure dont je respecte le travail (notamment En taxi dans Jérusalem, éditions Publie.net). Alors, de retour au Québec, où on a le luxe des bibliothèques publiques, j'ai enfin pu mettre la main dessus. – Drôle de chassé-croisé, quand on y pense, qu'il m'ait fallu, de la Thaïlande, revenir à l'Ouest pour lire en retour un auteur vietnamien... Mais les livres en Thaïlande sont difficiles à trouver, et celui-ci en particulier, de Nguyễn Huy Thiệp, n'est pas (que je sache) disponible en numérique ni en anglais. Et il est interdit au Vietnam...

C'est presque un livre d'Occident, en ce sens. En cela, aussi, qu'il s'affronte au Vietnam contemporain, occidentalisé. Et ç'a été, pour moi, un autre chassé-croisé : choisir, de retour à l'Ouest, de lire un auteur vietnamien en espérant retourner mentalement dans l'Asie du Sud-Est quittée, mais me faire renvoyer illico, par cet auteur, là où je suis immédiatement : en Occident...

C'est l'abolition de la distance que réussit Nguyễn Huy Thiệp. D'abord, en collant tout auprès d'un narrateur de vingt, vingt-et-un ans. Ne pas oublier que Nguyễn Huy Thiệp est né en 1950 et que À nos vingt ans n'est pas un juvenilia. Autrement dit, l'indistance n'est pas donnée, mais gagnée depuis la distance de l'âge, comme supprimée. Ce qui paraît banal, mais ne l'est pas du tout, tant rares sont ceux qui écrivent de la jeunesse sans distance ni jugement. Dans l'enfance, on est plus enclin à se replonger, replonger vraiment, mais par rapport à l'adolescence et ses bords, presque tout le monde garde distance et tout ce qui déborde hors de cette distance est considéré comme naïf.

Aller dans la non-distance des vingt ans veut dire écrire des phrases comme :

Aussi, comme d'instinct, j'ai senti monter une haine profonde à l'égard de mes proches. Mon père avec son côté "je-vais-vous-expliquer-la-vie", son expérience de vieux con, ma mère avec sa maniaquerie de ménagère, sa dévotion de serpillère, mon frère avec sa tronche de premier de classe qui fait mine de ne pas y toucher. Ils me font tous vomir. Je suis quoi, là-dedans? Un cafard, une fourmi, un zéro. Jamais je ne serai comme eux. Personne ne capte rien. À l'école, pareil. Je me demande bien pourquoi on nous bourre le crâne pendant des années avec des connaissances à la mords-moi-le-nœud. D'accord, je ne dis pas que certains trucs en primaire n'aient pas de sens. Je ne parle pas des instituteurs! De saints hommes, ces gens-là, aussi cradingues et déguenillés que des clodos! Mais au niveau du lycée et de l'université, ils sont carrément à foutre en l'air. Leur enseignement est confus, prise de tête, stérile, t'y piges que dalle. Pour faire le paon et débiter des conneries sur l'estrade, ça y va. Faut avouer qu'eux-mêmes ne comprennent rien à ce qu'ils racontent. L'enseignement au lycée et en fac, sans blague, c'est de la pédagogie carcérale, du terrorisme appliqué! Ça nous rend complètement apathiques, crétins, abrutis... ou ça produit de vraies ordures. Super pour former des bandits. Les jeunes diplômés sortis de cet enseignement-là, c'est garanti cent pour cent racaille!

On a des flashs de Thomas Bernhard, pas seulement par le ton colère, mais aussi par l'insistance de la phrase, son embrasement. Un phrasé plus court, cela dit, qui se devine derrière une traduction osée dans le lexique ("à la mords-moi-le-nœud"), mais (un peu trop?) classique dans la syntaxe ("à l'égard de"). On aime imaginer (mais comment en être sûr?) que Nguyễn Huy Thiệp, en vietnamien, est plus direct et plus sec.

Envoi, donc, dès les premières pages, de proférations dans la non-distance du narrateur (et ce n'est pas – soit dit pour les jugeants, les distanciés – parce que c'est du point de vue des vingt ans et que c'est révolte que c'est dépourvu d'un fond de réalité : il s'agit d'une vision, une, laquelle capte par le tranchant, alors que les adultes, de ce point de vue, "ne captent rien", phrase répétée une dizaine de fois dans le premier chapitre). Non-distance, aussi, par le temps de la narration : immédiat, au présent – peut-être un choix du traducteur (si le vietnamien, comme le thaï, n'a pas un rapport aux temps de verbe aussi rigide que le français – je ne sais pas), si c'est le cas, c'est je crois le bon choix, en ce qu'il accentue l'immédiateté. Phrases courtes, temps présent, profération dans la configuration mentale des vingt ans, sans aucune des formes usuelles du jugement qui auraient tenu ce temps à distance.

Puis, depuis l'intérieur, comme en caméra subjective, non pas un flux de conscience mais un récit, vraiment, au présent de sa narration, depuis ce point de vue on se frotte au monde, la maison, l'école, les amis, la rue, dans une grande friction déterministe. On descend, on décroche de l'école, puis on va au centre-ville, on traîne, puis accident de moto, descente tout près de la prostitution, puis drogues, trafic, violences, corruption, rue... Déterminisme, parce que rien encore à cet âge n'a été vraiment choisi ou conquis :

Car, franchement, à quoi se résume la moitié de la vie d'un homme? Les sollicitations d'une mère, les conseils d'un père, les préceptes des aînés et des supérieurs; ajoutez à cela le savoir vain qu'on vous inculque à l'université. Pas étonnant qu'on soit bourré d'a priori. Toutes ces idées préconçues ne sont là que pour mieux nous faire entrer dans le moule d'une société rigide, conforme au système politique qui l'a produite. Même dans un autre environnement, à une autre époque, dans un système politique différent, l'homme serait à réinventer.

Et la conscience de ce déterminisme en est finalement le seul dépassement. Un ami de la famille, poète (comme si la poésie, finalement, en conscience, agissait), envoie le narrateur sur une île quasi-déserte pour qu'il guérisse de son addiction à la drogue. Robinsonnade qui ouvre, par la conscience du monde, un espace d'indéterminé où il y a finalement reprise. Et conscience que le récit des acteurs du monde et de la ville, c'est d'abord celui de ses mécanismes d'anéantissement de l'individualité, et que par conséquent les individus, écrasés, y sont pour peu, font de leur mieux – de là, de l'individualité, donc, réinventer une humanité.

 

Nguyễn Huy Thiệp, À nos vingt ans, Éditions de l'Aube, coll. "L'Aube poche", [2004] 2006.

Sur À nos vingts ans, lire ce texte de Sabine Huynh paru initialement dans Les carnets du Vietnam en 2005 et réédité il y a tout juste quatre jours sur Œuvres ouvertes : "À nos vingt ans". Sabine y réfléchit son rapport au Vietnam (où elle a des racines) à travers le livre de Nguyễn Huy Thiệp et ce qu'il provoque de rupture dans l'imaginaire symbolique du pays : une urbanité dure et corrompue remplaçant le vert des rizières dont aimait à se souvenir la diaspora. D'où la censure au Vietnam. J'ai appris aussi, à travers l'article de Sabine (lu après avoir écrit ce billet), le rapport filial au principe de l'écriture. Le fils de Nguyễn Huy Thiệp serait tombé dans la drogue. Le roman est donc le fait d'un père nivelant son âge aux vingt ans de son fils pour aborder le réel sans distance ni illusion. La proximité a donc pour ressort un souci et une empathie vrais.


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