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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Nous avons inventé la domesticité

Début 2016.


 

Nous avons inventé la domesticité. C'est une chose si restreinte, si contraignante, qu'on ne peut que se demander comment il se fait que tant de gens s'en accommodent.

Un appartement. Y cuisiner. L'y faire nous ressembler. Des affaires. Un décor. L'y faire nous ressembler. Un chien. Il nous ressemble.

Même quand vous marchez dans la rue, vous respirez la domesticité. Vos parkas, vos sacs réutilisables, vos emplettes des fêtes. Vos chiens. Vos parcs à chiens. Mais puisque vous aimez ça...

Je n'aurai jamais vécu, jamais écrit, jamais voyagé, que pour dépasser la domesticité. Je me disais qu'une autre vie devait être possible. Quand j'en parle, on ne me croit pas. Mais la famille. Mais les amis. Mais le chez-soi. On ne peut pas vivre sans. Puisque vous le dites...


Et pourtant... La Thaïlande n'est pas aussi domestique. Les gens ont des chambres (des studios, comme vous dites), petites, sans cuisine. Ils mangent dehors. Vivent dehors. Ce n'est pas réservé aux gens aisés, au contraire. Ou ils vivent en famille, oui, mais la famille c'est aussitôt le marché public, le temple... On ne reste pas beaucoup chez soi. Il n'y a que les riches (ou les wannabes) qui essaient d'imiter le mode de vie occidental, en s'achetant une maison avec cuisine et chien. Tant pis pour eux; ils l'ont cherché. Les autres, ils ont la joie de vivre hors de leur chez-soi presque tout le temps. Même leur chambre, un chez-soi? Ils la louent au mois, la décorent peu, y dorment seulement, en changent aisément.

J'ai le rêve, depuis longtemps, d'espaces louables et modulables. Comme on respirerait mieux, s'il y avait, partout où on va, des espaces locatifs à fonction déterminée (dormir, manger, travailler sur son ordi, etc.), à prix honnêtes et flexibles (à l'heure, au jour, à la semaine, au mois ou à l'année, selon les besoins du nomade). Ce serait pareil, pour les véhicules. On voit parfois des mouvements dans ce sens. Des apps qui rendent plus fluides la notion d'habiter. Des voitures en libre-service. Mais on n'a pas la patience, ça bouge trop lentement...

Et puis gagner sa vie tout en restant mobile. Là encore, multiplication du télé-travail, mais quand je reviens en Occident, je vois surtout l'immense force d'inertie qui continue à tirer vers la sédentarité. On n'y échappe pas. Qu'est-ce qu'on doit faire, quand on revient? Pas le choix : trouver un appartement. Au mois, ça n'existe pas. Et ses affaires? Les rassembler comme un troupeau de vaches, elles qu'on avait laissées paître chez l'un et chez l'autre, dans des apparts, des placards, une grange... Rapailler sa petite domesticité, sinon comment vivre? Il faut cuisiner, sinon c'est trop cher. Un endroit où poser ses valises, sinon on se fatigue, à force de les trimballer d'une piaule à l'autre. On se domestique soi-même. On s'apprivoise. On s'ancre. Il faut bien. Sinon comment on le trouvera, ce boulot sédentaire?

On reporte ses espoirs sur deux scénarios. Scénario 1 : les deux maisons. Qu'un pays devienne comme l'antidote de l'autre. Et qu'on puisse dire, comme Descartes : "Un pied dans un pays et l'autre en un autre, je trouve ma condition heureuse, en ce qu'elle est libre." Dans ce scénario, un pied pèse plus lourd que l'autre, c'est presque certain – mais prof peut permettre cela, par les trois ou quatre mois d'été et par d'autres arrangements qui permettent parfois de se libérer une session, même une année. Scénario 2 : la pige, le télé-travail, commencé déjà, en traduction et en révision, et donc une mobilité plus grande. Mobile ne veut pas dire sans base – même les randonneurs, même les grimpeurs, n'ont-ils pas des "camps de base"? Je crois en la notion de "base", et qu'elle pourrait un jour finir par remplacer celle de "maison".

Dans un cas comme dans l'autre, on se sentira privilégié. On n'aura aucune raison de se plaindre. On sait assez de combien d'anxiété se paye le manque financier. Même maintenant, on n'en est pas sauf. Et puis, c'est si rare, dans les conditions qu'imposent les univers du travail et du logement en Occident, qu'on arrive à échapper à la domesticité, même partiellement. Et on n'a, du domestique, de responsabilité que dans la mesure où on n'en critique pas le concept, puisqu'elle est de facto imposée.

Heureusement qu'il y a la bibliothèque publique, d'où j'écris ce billet. Et le marché chinois pas loin, où on peut acheter des soupes et des bánh mì pas chers...


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