Réintégrer le temps (un retour)
Fin 2015.
Je reviens. Après trois ans et demi d'Asie. Trois ans et demi de Thaïlande, de Birmanie, de Laos, de Vietnam, de Philippines. Trois ans et demi de Chine, d'Inde, de Malaisie, d'Indonésie, de Singapour, de Cambodge. Trois ans et demi d'Asie, avec une parenthèse d'un mois en Nouvelle-Zélande, quatre en Équateur – voilà pour la demie. Trois ans et demi de routes, de bus, de trains, d'avions, de taxis, de scooters, de tuk-tuk, de pick-up et de jeepneys. Je reviens.
Toutes les années ne se sont pas suivies ni ressemblées. La première moitié, une chose; la seconde, une autre. Des extases, d'abord. Des vitesses, des droites. Puis des virages, des tentatives. Une reprise de collier, de droite, de gauche, comme une bête cherchant liberté.
Je ne veux pas tout dire, ni dire clairement. Prosaïquement. Le dire s'est retenu en moi trop longtemps. Il vient maintenant par masses denses et parfois opaques. Tant mieux. Fatigué qu'on croie voir au-delà du dire, quand rien d'autre pour moi n'a jamais compté.
Je reviens. Poussé par les vents, des turbulences plus fortes que soi. Sans les poussées de la nécessité, sans doute, j'aurais différé, encore, le retour. Lequel, pourtant, m'apparaît maintenant, précisément, nécessaire. C'est maintenant. Parce que les années passent, sur le sol là-bas quitté, tandis qu'on est, au loin, comme à distance du temps.
Ces trois ans et demi auront été, oui, comme un arrêt du temps. Je les nomme – trois ans et demi – dans le vocabulaire du sol. Mais d'ici, de loin, c'était vraiment comme un arrêt. Comme l'écriture les peut, les arrêts. Par l'aventure, l'en allé continu des pays, on atteint au même suspens.
Comprendre que je me sois tenu tout ce temps à proximité de l'équateur. Et même, un moment, en plein sur sa passée (Quito, Cuenca, Singapour). L'équateur : point de balancement des saisons, jusqu'à leur quasi neutralisation. Il y a la mousson, il y a le temps chaud ou froid, sec ou humide. Mais il n'y a pas : la respiration des jours qui allongent et raccourcissent. Il n'y a pas : le cycle saisonnier des systoles et des diastoles. Le temps est relatif, et ces dernières années, pour l'astronautes des pays équatoriaux, il a passé beaucoup plus lentement, à distance du sol, du territorialisé.
Temps, maintenant, de réintégrer le cycle. Temps de reprendre la ronde. On s'est trouvé isolé, parfois, dans la suspension. La communauté, qui manque. Le sol, qui manque. Et même le temps. Les arrêts ne valent que par les reprises et les vitesses. Relatifs, encore. Sinon, une sorte d'engluement, qui m'avait pris ces derniers temps. Le mouvement, même, qui se faisait plus rare et moins vif. Revenir, oui, reprendre le cycle, pour mieux repartir, un jour, quand on se sera assez rechargé.
Le mouvant n'appartient à personne, heureusement. Plaisir à voir qu'il y en a qui continuent. Comme Sébastien Ménard fendant le temps à vélo à travers l'Europe de l'Est. On les suivra, et on essaiera de les accompagner, par l'écriture et le blog, dans cette recherche partagée. Et de reprendre le flambeau, plus tard, quand on sera à nouveau prêt.
Je reviens. Poches et mains vides. De tout ce que je n'ai pas su emporter. Les images manquantes. Les plans avortés. La langue thaïe et les trajets de scooter : comment les apporter, les partager?
Celui qui revient n'a rien à montrer que ses paumes désolées. Il n'a rien accumulé : l'accumulation est du vocabulaire du temps. Rien à montrer, que ses paumes salies d'une autre terre, pour dire qu'il était ailleurs, vraiment. Dans un monde où les jours restent toujours égaux. Où les saisons s'abolissent, où rien, pas même les jours, on dirait, ne s'accumule.
Je reviens. Ce que veut dire le mot "revenance" : chercher à refaire sa place au sol – dans le temps.