Une seule culture, Occident
Début 2016.
Ne pas laisser glisser la distance.
Il a défriché d'autres chemins, là-bas. Des perspectives, des connexions qui ne sont pas d'Occident. Correction : qui ne sont pas de cet Occident-ci, développé, structuré.
On ne s'en rend même pas compte. Ça, qui est le plus insupportable. On est de notre culture à un point tel... "Un appartement loué" : c'est l'expression de Michaux. Il lui a fallu beaucoup d'involution, à Michaux, pour n'être pas que ça.
Une autre voie : le dehors, les révolutions autour du globe, les chevauchements... Les deux voies sont liées, se rejoignent peut-être, comme l'extrêmement grand et l'extrêmement petit, se rejoignent...
Rappelle-toi :
les jours avant de partir, les semaines, quand les trois ans et demi n'avaient encore rien perdu de leur amplitude, quand il te semblait loin, loin l'espace-temps du pays;
les larmes versées seul dans la zone des départs, parce qu'avant on s'était promis de ne pas, la perte et donc c'est qu'il y avait à perdre, il y avait, il y a eu, ça a été, ce n'est pas rien...;
le gouffre au cœur quand l'hôtesse de l'air t'a remis ce simple carton, la carte de déclaration des douanes canadiennes, le drapeau canadien là-dessus, c'était vrai, c'était donc vrai, tu revenais, plus de retour en arrière possible, et sur la mappemonde tu commençais à voir des noms connus, de Nord-Québec;
le soir – ce n'est qu'une image, très floue, je la peindrais si j'étais peintre, elle n'a rien de réaliste – allant rejoindre des amis dans un resto, marchant dans la rue, c'était vendredi soir, les gens sortaient, cette image, comme : d'hommes en noir sortis des bureaux, avec manteau sur veston, déambulant, vers un bar, un resto, parlant fort, exubérants, trois hommes peut-être, celui du milieu, les pans du manteau noir au vent : comment m'imaginer vivre ici?;
les gens qui parlent, parlent, verbalisent, tout, marchant sur le trottoir on surprend leurs conversations, blessures quotidiennes, girlfriends – pourquoi il faut qu'ils en parlent, en parlent autant? qu'est-ce que ça donne, finalement?;
le confort qu'ont les gens, confort qui se paye de beaucoup de travail et d'accumulation individuelle (plus facile, là-bas, de se louer du confort temporaire pour pas si cher, un appart par exemple, ici chacun l'a créé, l'a gagné, pour soi ou sa famille, son confort, son condo...;
les gens que tu croises sur le trottoir, comment ils sont conscients d'eux-mêmes, les regards qui ne savent pas où fuir, les looks pour être soi, se montrer soi, se dire soi, s'exprimer soi, beaucoup d'effort, encore, de construction, mis sur soi – l'impression parfois que les gens marchent avec des miroirs devant les yeux;
le premier soir, après avoir mangé des mets raffinés, par trop d'intérêt, bu des bons vins, ça oui ça manquait, trop de tout trop vite, le soir à la fin de la soirée, l'ami qui te donne un lift vers logement temporaire, et toi qui ne peut, soûl, te retenir de dire : "qui, qui va me dire quelque chose qui va me donner envie de rester ici?" – ne voyais pas encore, à ce moment, du tout, comment pourrais rester ici, où pourtant avant avais passé douze ans;
les épiceries fines, les restos chics, les réservations, les sacs réutilisables, les belles fringues, les ports de tête de soi, les titres de journaux (ces nouvelles locales, nationales, quelle importance vraiment), les belles barbes, les SAQ, les bonnes bouteilles, les couilles de boeuf poêlées, les CELI, give me a fucking break;
les écureuils bien gras, particularité Nord-Amérique, mais non, les chats aussi, gras les chats, l'engraissement Occident, ça dit un peu tout, engraissement...;
Et que c'est lui, surtout. Que c'est lui, tout ça. Avant. Et longtemps. Ça, finalement, qui est le plus insupportable. Qu'il ne s'en rendait même pas compte. Qu'il n'avait qu'une culture. Et les livres. Et la littérature. Et l'art. Même ça, comme idéologie, qui a perdu de son intérêt.
Une seule culture : là tout le problème. Un seul horizon. Comment on verrait derrière? Dans la faille?
Alors écrire ça, pas pour faire de l'art. Juste, pour marquer. Pour pas se laisser happer.