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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Nous sommes des buffles (2)


Sur la route du Laos, vers Luang Prabang, dans les montagnes du Laos. On roule, on roule. On y sera bientôt. Non, on n’y sera pas bientôt. La route est en travaux. C’est tout terre et grande boue. Des kilomètres, des kilomètres, de terre et de grande boue. On va, on va, dans la terre et la boue. Les roues du scooter s’enfoncent dans la terre meuble. Hoquètent sur les bosses et les trous. Ça cogne, ça cogne, la suspension. On s’embourbe, on se débourbe. On chemine. Sur les flancs bulldozés des montagnes Laos. Parmi les rétrocaveuses et les trucks chargés. Les hommes à casque indiquant le chemin. Stoppe, va. Va, stoppe. Lentement, sur la longue balafre de terre. On chemine de boue, on chemin de poussière.

Il a plu et ça salit. À chaque kilomètre gagné, plus sale, plus brun. D’abord le scooter, ses flancs. Puis nos jambes, nos dos. Bientôt nos corps entiers, nos vêtements, nos casques. La visière tout boue, je ne vois plus rien. Je la lève. La terre fait masque sur mon visage. Tout partout, enveloppe, la terre. La boue. Une croûte sur nos épaules. Sur la bête qu’on forme, elle, moi et le scooter. Une seule bête, sale, croûte, boue. Une seule bête qui chemine lentement, dans la contrée Laos. Cette bête est un buffle.

Buffle, nous descendons sur Luang Prabang. Nous allons sur les routes. Buffle, nous avançons. Nous rions dans la boue. Nous avons le cuir épais. La boue nous protège du soleil et des moustiques.

Nous sommes des buffles. Nous sommes des buffles parce que nous plongeons. Nous nous roulons dans le paysage. Nous nous vautrons dans l’herbe mouillée. Nous nous salissons dans la boue. Quand nous dormons dans les flaques brunes, on nous prend pour des monticules. Nous sommes des buffles quand nous nous repaissons. Nos bières sont des criques, nos cafés gouttent la terre. Nous sommes des buffles sous nos casques durs. Nous portons nos cornes comme des apanages. Nous les croisons pour nous battre, les croisons pour aimer. Nous sommes des buffles et les routes sont nos champs. Les villages nos bercails. Nous sommes des buffles. Nous avons la langue rugueuse et les muscles forts. Nous sommes des buffles aux naseaux fumants. Pour refuser, nous soufflons. Nous nous ébrouons puis nous tournons le dos. Nous sommes des buffles d’eau, des buffles cuir, des buffles qui ont jeté le collier,

et nous allons, nous allons, à travers les chemins et les champs, à travers les rosées et les brumes, nous allons, nous allons, des herbes au corps, des boues au corps, tout enveloppés des contrées que nous traversons.

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