Kerouac français. Éclats magnifiques d'une langue bâtarde
Date inconnue.
Quand, vers 2007, j'ai appris dans Le Devoir l'existence de manuscrits de Kerouac écrits en français, j'étais excité, comme tout le monde. Surtout par ce titre, Sur le chemin, qu'on présentait comme une version courte, en joual, de Sur la route.
Cette année, grâce au boulot colossal de Jean-Christophe Cloutier, les textes français de Kerouac ont paru au Boréal sous le titre La vie est d'hommage. Merci, donc, à Cloutier, d'avoir extrait cette langue des archives pour la mettre au jour. Kerouac français n'est pas seulement un cadeau pour les lecteurs. C'est aussi une mine de trésors pour ceux qui écrivent.
À la sortie du livre, j'ai entendu les jugements émis par ceux qui ont lu le livre à travers la loupe nationale québécoise. Selon eux, la langue française de Kerouac était le signe (avant-coureur?) d'une déchéance du français en Amérique. Ce n'est pas ma lorgnette. Cette langue, au contraire, je la trouve fascinante. Bâtarde et éclatante. Ce n'est pas vraiment du joual, mais un mélange de joual, de franco-américain, de français livresque et d'anglo-américain. C'est aussi, bien sûr, la langue de Kerouac lui-même, mais ce serait une erreur que d'y voir une pure création. C'était un hommage (et du coup, le mot du titre résonne ici différemment) à sa famille, au parler de la maison d'enfance, auxquelles Kerouac, toujours en quête de ses origines familiales et généalogiques, restait très attaché.
Ce qui appartient en propre à l'auteur, en revanche, c'est le geste, solitaire et têtu, d'écrire dans cette langue, à sa manière. À qui s'adressait-il, Kerouac, quand il forgeait des phrases dans son français de Lowell, Massachusetts? Personne ne les lisait, ces textes. C'est ça, la force de caractère de Kerouac. Écrire quand même, écrire encore, même quand on n'est pas lu, ou peu. C'était vrai en anglais, avant le succès d'On the Road, alors qu'il était encore, à toute fin pratique, ignoré et inconnu :
« J'ai publié un livre, j'ai reçu $1900.00 pour 4 ans d'ouvrage sur cette livre. Avant ça j'ai passé 10 ans écrire des autres chauses que j'étai jamas capable de vendre. C'est possible qu'un jour, quand je serai partit l'autre bord de la noirçeur pour rêvez eternellement; c'est chause la, des histoires, des scénes, des notes, une douzaine de romans impossibles, a moitier fini, seront publieé et quel'qu'un va collecté l'argent qu'etait supposer d'venir a moi. Mais ça c'est si j't'un grand écrivan avant j'meure. » (p. 54-55)
Ce mot « d'écriva(i)n », où Kerouac, toute sa vie, met beaucoup de rêve. Il a tenté d'abord d'écrire comme Hugo :
« J'ai rêvez trop longtemps que j'etait un grand écrivain. J'appri ça dans les livres. Y'avait un temps que j'pensais chaque mot que j'ecrirai etait immortelle. J'embarqua ça avec un gros coeur romantique. Ça c'est possible dans les jeunes. D'abords j'ai usé des grand mot "fancy", des grosses formes, des "styles" qui avait rien a faire avec moi. Quand j'étais un enfant a Nouvelle Angleterre j'mangai mon super s'a table et j'm'essuiai la guele avec la ginille de vessele—finis, et j'sortait. Pourquoi les grand mots, les gros lyriques, pour exprimé la vie? » (p. 55)
Tout est là. C'est le même mouvement, à rebours du romantisme et du lyrisme, qui donnera On the Road et les textes français de Kerouac. Autrement dit, Kerouac a écrit On the Road parce qu'il s'est rappelé être un « ti-gars de Lowell » qui s'essuie la bouche avec une guénille pendant le souper. Parce qu'il s'est rappelé être « français », et être français voulait dire, dans l'Amérique du temps, parler une langue vulgaire, roturière, une langue d'ouvriers, de « Nègres blancs d'Amérique ». Bien sûr, il y a du lyrisme dans On the Road, mais ce sont comme des petites bulles qui explosent çà et là. Le mouvement premier de la phrase n'est pas lyrique. Les mots ne sont pas adressés à l'immortalité. En fait, c'est tout le contraire : le modèle de l'écriture d'On the Road, c'est la lettre enflammée d'un ami à un autre, c'est-à-dire d'un mortel à un autre.
La plus grande découverte de La vie est d'hommage, pour moi, c'est « La nuit est ma femme ». Texte magnifique, où la langue bâtarde de Kerouac se mêle à un récit raconté avec une belle simplicité. En revanche, j'ai été un peu déçu par Sur le chemin. Que Kerouac ait dit que ce texte donnait la solution à toutes les énigmes de On the Road, ça me laisse plutôt froid. La force d'On the Road, c'est justement d'abolir la centralité de l'intrigue, non? Au lieu d'un roman construit sur l'évolution de l'histoire et des personnages, on a une phrase moteur qui avance à travers le territoire, et attrape et charrie les bribes d'histoires sur son passage. À moi en tout cas, lecteur d'On the Road, ces bribes suffisaient. Sur le chemin est en cela complètement différent d'On the Road, puisque Kerouac y reporte la focale sur l'intrigue. N'empêche qu'il y a, dans ce texte aussi, des éclats brillants de langue bâtarde.
Et voici des exemples, piochés à travers l'ensemble du livre :
Éclat, quand il parle de l'Amérique, laquelle il appelle sa « grosse femme » :
« J'rentra plus creu dans ma grosse femme. Pour moi elle était l'Amérique, New England et N.Y. était seulement sa tête. » (p. 104)
L'allusion sexuelle est évidente. C'est sexy, et jazzy aussi, cette image de l'Amérique comme femme désirée.
Éclat, quand Kerouac mêle le bâtard au lyrique :
« J'm'en allez chez nous dans noirçeur; les feuilles tomba, la mer faisa des soupirs tendres. L'étoile d'evening brula dans son lit bleu. » (p. 110)
C'est le mot « evening », ici, qui casse le lyrisme et en même temps rehausse la beauté de la phrase. « L'étoile d'evening », expression magnifique, que seul Kerouac pouvait écrire.
Éclat, cette phrase pour moi fétiche, qui était citée dans l'article du Devoir de 2007. Avant La vie est d'hommage, je n'en connaissais pas le contexte, et je la gardais comme un trésor :
« C'etait un gros nuit dans leur vies, c'etait leur premier trip ensemble a New York en machine; le pere ava deja venu en Boston-New York boat, et une foi en train; mais la c'etait le gros chemin, le tapi noire actuelle de la ville. » (p. 149)
Très étonnante, la dernière expression du paragraphe : « le tapis noir actuel de la ville ». C'est l'asphalte, ce tapis? Le béton des autoroutes et des villes. Et le mot « actuel » dit le présent, la contemporanéité qui était un enjeu pour Kerouac.
Éclat, grand éclat, quand le vieux Jacques Duluoz hurle :
« "Envoye, mautadit! Cogne! Un coup! Slam! Bang! Claque-moi z'en une, vas-y j'te défie! Boom! Boom!" Le tonnerre lui répondait pareillement du haut du ciel; le vieil homme délirait, minuscule, hurlant dans la nuit muette macroscopique noire craquante du monde »" (p. 159)
C'est bien sûr un emprunt de l'anglais, cette série d'adjectifs interminable et improbable, mais quel effet d'étrangeté, justement, en français! « La nuit muette macroscopique noire craquante du monde »...
Éclat enfin ce passage qu'on dirait écrit par un Rabelais américain (mais qu'était Kerouac, sinon?), dans une langue enroudanfolante :
« Un gros trou cassez. Les nuées géants ourra blanc dans la nuit, l'herbe des Plains etait jaune, elles s'enroudanfola, elles s'ecriva des gros mots de vent, doucement, dehors, a travers le fine crish-craquant de la machine strugulante ou ils se garda la lange rède dans leu peine. » (p. 226)
« Enroudanfoler », dit l'éditeur du texte, est un néologisme pour dire le mouvement du foin qui s'enroule dans les champs sous l'effet du vent...