top of page
  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

_Surqualifié_ de Joey Comeau. Liberté de la langue


2017.

 

Vient de paraître : Surqualifié : lettres à des sociétés sans visage (ISBN : 978-2-89712-399-4).

Originaire de la Nouvelle-Écosse, de souche francophone (comme son nom l'indique), Comeau vit à Toronto et écrit en anglais. À l'origine, Overqualified a paru chez ECW Press (maison d'édition indé) en 2009. C'est un texte puissant. Des lettres de motivation, du genre de celles qui accompagnent un CV, qui tournent au récit, à la mémoire, au rire aussi. C'est politique, oui, parce que c'est esthétiquement fort. La langue très libre de Comeau, on n'en voit pas souvent des équivalents du côté francophone. Une langue qui connaît le web, la rue, la pub, les voix de l'époque.

J'ai eu la chance de traduire Overqualified, et c'est donc ma traduction qui paraît aujourd'hui. Un récit épistolaire d'un genre nouveau, très contemporain et désinvolte. Le traduire a été une épreuve et une école. J'ai dû chercher comment rendre en français – une langue qui, à l'écrit, a tendance à se faire plus formelle – le caractère très informel, casual de la langue de Comeau. Tout en suivant Joey quand il pénètre dans des zones très sensibles (le jeune frère mort).

Joey est né en 1980, comme moi. Pour notre génération, l'emploi est ce mot qui désigne un espace d'aliénation et de discours dégradants auxquels on nous demande de nous soumettre. Du coup, qu'est-ce que ça fait du bien, de lire les «cover letters» de Comeau, qui reprennent le discours du postulant pour aussitôt le rompre et le détourner vers une sensibilité et une mémoire humanisées. La liberté de la langue est une insoumission.

Pourquoi ne pas en faire le guide de rédaction de vos prochaines lettres de motivation?

Le livre est maintenant en librairie, il coûte à peine 15 $, et en voici un extrait :

 

Extrait de Surqualifié, de Joey Comeau (trad. Mahigan Lepage)

Chère MIT,

Je t’écris pour poser ma candidature pour un poste de chercheur dans ton Département de linguistique. J’aimerais me pencher sur les liens entre la langue et la mémoire, plus particulièrement sur le langage de la nostalgie. J’ai essayé de noter mes souvenirs et c’est du grand n’importe quoi. Est-ce que la nostalgie, c’est comme les chatons? Est-ce que ça rend notre langage idiot? OH MY GOD UN PETIT MINOU!

Je me souviens de la femme aux cheveux bruns qui a été mon enseignante en quatrième année. Elle est partie au milieu de l’année. J’étais amoureux d’elle. Son nom commençait par un « M ». Mme Munroe? J’ai oublié. Je me souviens de la forme de la classe, et de ce que je voyais par la fenêtre d’où j’étais assis. C’était une fenêtre grillagée, et durant tout le cours j’y fixais mon regard. Mise au point sur les arbres, mise au point sur la grille. Va-et-vient. Je me rappelle que je m’assoyais au fond de la classe et que je lisais des livres de science-fiction. J’ai failli couler mon année. J’ai failli couler toutes les années. Je ne me souviens pas de son visage.

Cela dit, ça ne me gêne pas tellement, de ne pas arriver à m’en souvenir. C’était il y a longtemps, et ça n’a pas d’importance. C’est bien parfois de se retourner sur le passé et de n’en garder que des petits fragments. Mes souvenirs de cette école-là, alors que j’étais tellement jeune, c’est comme un drôle de diaporama.

Je me rappelle à quel point j’étais excité quand notre librairie a accueilli la Foire du livre scolaire. J’ai lu et relu les catalogues, prenant en note les titres que je voulais acheter. Puis, quand le grand jour est enfin arrivé, j’ai passé des heures à aller d’une table à l’autre, à essayer de me décider.

Je me rappelle la toilette des filles et pas celle des garçons. J’y suis allé une seule fois. Dans les douches, il y avait des sièges. Je me rappelle que mon meilleur ami attendait un autre de mes amis dans le champ derrière l’école, et qu’il lui a donné un coup de batte de baseball dans les jambes. On était au primaire.

Tellement de violence.

Je me souviens de leurs noms, mais pas de leurs visages.

Il doit y avoir moyen de parler du passé sans que ça reste seulement du passé. Toutes les choses qui sont arrivées ou qui vont arriver coexistent. À différents moments, simplement. Les gens meurent, mais c’est comme le rebord d’une table. La table continue d’exister. Seulement, elle ne s’étend pas jusque là.

Je m’exprime mal.

Je me rappelle qu’on était en excursion de camping et qu’on m’avait renvoyé chez moi. Je me rappelle que je criais et je donnais des coups de pied pendant que quelqu’un me portait dans ses bras. Je me rappelle que mon frère s’était écrabouillé le pied dans une grille derrière l’école. C’était la récré. Il portait toujours le même chandail rouge. Je me rappelle que tout semblait silencieux et qu’on m’empêchait de m’approcher de lui.

Joey Comeau



bottom of page