Otto Rank, ou si l'art vous laisse sur votre faim
2017.
C'est un livre que j'ai relu plusieurs fois. Trois fois, je crois, dans les derniers dix ans. L'art et l'artiste, d'Otto Rank. On y retourne pour se chercher, pour essayer de se comprendre.
Je ne me suis jamais dit «écrivain». Je n'entends dans ce mot que son versant social. Être écrivain, c'est être reconnu comme tel par la société. C'est en avoir le statut. C'est une notion de naissance récente, XIXe siècle, alors plutôt cocasse, quand on vous dit : «Si tu écris, tu es écrivain.» Non. Bien longtemps les hommes, les femmes ont écrit sans être écrivains. Et on revient à la même indétermination aujourd'hui.
Artiste, oui. Pas que je le crie sur les toits. Personne pour témoigner m'avoir entendu me dire ââârtiste (en écho aux poètes qui emploient le mot «ââââme» à tout bout de champ). D'ailleurs, c'est la partie de la notion que je déteste le plus. Exactement la même qui, pour moi, couvre tout l'empan du mot «écrivain». Le versant social. Le statut. C'est là, c'est inévitable, mais tellement secondaire. Le versant du mot qui compte, c'est le rapport au monde, le rapport à la vie, à la création, à la société. Toute une chaîne de rapports qui déterminent le vivre de l'artiste.
Tout ce qu'on veut comprendre, c'est l'écart. On n'éprouve pas les choses comme la plupart des gens, ou du moins c'est ce qui nous en semble. Pour nous, dans chaque relation, chaque rapport, se joue la totalité de soi et du monde. «Tu portes le monde sur tes épaules», elle me dit parfois, elle qui n'est pas artiste et est la plus sage des personnes que je connaisse. Ça devrait suffire à faire comprendre que ce n'est pas une hiérarchie. C'est une différence.
Parce qu'on vit tout comme totalité, parce qu'on n'arrive pas à partialiser, on invite la souffrance. On l'invite, puis, forcément, on l'évite. Il y a restriction du champ d'expérience. Celui qui a la capacité de partialiser, de rationaliser, souffre beaucoup moins, évidemment. Il souffre à la mesure de la partie et non du tout. Vient la phrase connue de Rank : «Le névrosé est un artiste raté.» Mais il faut la replier : l'artiste, c'est aussi un névrosé réussi. Pas d'artiste qui ne connaisse la névrose, et qui n'y retourne. Oui, l'art permet de vivre avec la totalité, de rouvrir à l'expérience sans bondes. Mais tôt ou tard, le flot s'interrompt. On retombe. Les névrosés sont nos frères, nos sœurs. Seulement parfois, tristesse, ils se brident tellement qu'ils en deviennent des défenseurs encore plus féroces du social tel qu'il est.
Il y a un passage de L'art et l'artiste qui résume tout le malentendu à propos de l'«écrivain» (et, finalement, de beaucoup d'autres choses qu'on met dans nos textes) :
«[E]n vertu de son opposition au piston et à la publicité, l'artiste est entre les mains des critiques et des commerçants, gens qui incarnent, d'ordinaire, le type complémentaire de l'aptitude au succès sans faire montre d'une particulière capacité de réalisation. Ce type d'homme qui réussit, généralement centré sur l'efficacité personnelle, est, de diverses manières aussi, le contrepoint psychologique de l'artiste, lui dont le seul désir est de s'accomplir à travers son œuvre. Il diffère de l'artiste notamment en ce que sa faculté d'"identification" reste concentrée sur les personnes et ne s'étend pas aux idées, comme c'est le cas avec le type créateur; de ce point de vue, il est beaucoup plus personnel que l'artiste, tout comme il est plus personnel, plus direct, plus immédiat dans l'affirmation de son moi.
Cela nous conduit, cependant, à une qualité essentielle du public en général, qualité qui intervient aussi d'une façon décisive dans son attitude à l'égard du créateur et de son œuvre. L'homme moyen a beaucoup de difficultés à s'occuper d'idées; il a besoin de personnifications concrètes – en matière de religion, par exemple, ou de mythes ou d'autorité (leadership) – et sa préférence pour une personne concrète déterminée est quelque chose que même des mouvements aussi spirituels que le christianisme ne peuvent éviter. C'est là, et pas simplement dans sa curiosité et son goût pour le sensationnel, que se situe l'origine de l'intérêt du public pour la personne de l'artiste.» (454-455)
(Et ça explique. Ça explique beaucoup. Les hiérarchies qu'ils instaurent. Des choses que j'ai entendues à l'université. Que j'entends encore dans le milieu de l'édition, quand il se tient trop près du commerce. Tu ne peux pas dire ça, tu n'as pas l'autorité. Tu pourras écrire ça quand tu seras plus connu. Qui c'est, lui, pour parler haut comme ça. Et ainsi de suite. Une façon de penser que je n'ai jamais vraiment comprise. Pour eux, on peut dire des choses si on est quelqu'un, rien si on est personne. Et entre les deux, il y a des degrés, selon le niveau d'être-quelqu'un qu'on a atteint. Une façon très étrange de voir les choses. C'est Rank qui m'a permis d'y voir un peu plus clair : certains se focalisent sur les personnes, d'autres sur les idées. Il dit idées; on pourrait préférer un autre mot. En tout cas, c'est seulement que, quand on écrit, non, on n'est pas dans le moi. On est traversé par quelque chose qui veut se dire. Et on se restreindrait parce que, voyons, tu ne peux pas dire ça, l'autre pourrait, qui est quelqu'un, pas toi – je jure qu'on m'a dit des choses comme ça, des bizarreries, des malentendus complets, et c'est plus étrange encore quand ça vient de quelqu'un qui est censé être dans l'art, mais ça arrive, ça arrive...)
Rank clarifie cette pensée un peu plus loin :
[L]'activité créatrice, tout compte fait, ne favorise pas la personnalité mais l'entrave plutôt puisqu'elle impose à l'artiste une idéologie qui envahit de plus en plus son moi humain et, finalement, l'absorbe. (485)
(Il faut dire que Rank n'emploie pas le mot «idéologie» comme on le fait d'habitude. Ça signifie ici «ensemble d'idées», c'est-à-dire, dans mes mots, du mental, du paysage mental, juste l'inverse du monde extérieur.)
Puis Rank parle du balancement entre vie et création :
Toutefois, ce n'est, certes, pas simplement le manque d'appui extérieur (c'est-à-dire la pression d'une époque mécaniste) qui empêche le développement artistique des individus modernes, mais la forte tendance vers la vie, qui va de pair avec le développement de la personnalité et fait sentir à la volonté créatrice de l'individu que la création artistique est un substitut de la vie réelle qui vous laisse sur votre faim. (485)
(La tendance vers la vie – c'est ce que je retiens, surtout. On a fui la vie dans la création, on a mis la vie dans la création, le monde à l'intérieur de soi. Mais, oui, c'est vrai, toujours il y a cette tendance, ce mouvement de balancier. On veut, on pense revenir à la vie. Pour moi, cette vie est Thaïlande. C'est là que j'ai trouvé une vie presque tolérable. Presque vivable. Une vie qui me dispenserait peut-être de créer. Peut-être... Je ne parle pas de la réalité, mais de la tendance, et la Thaïlande l'a ranimée. Je veux retourner à la vie, oui – je dis je veux, pas que je le pourrai ou que je le ferai. Mais Thaïlande est le nom de cette aspiration, que j'ai encore, à laquelle je pense... Là-bas, peut-être, peut-être, oui, peut-être...)
Otto Rank, L'art et l'artiste : créativité et développement de la personnalité, traduit de l'anglais (É.-U.) par Claude Louis-Combet, Petite bibliothèque Payot.