Marcher avec Thomas Bernhard
Article initialement publié le 7 novembre 2010, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré dans nouveau site en Spip le 15 septembre 2011, puis enfin repris ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 22 août 2017.
Il faut que nous marchions pour pouvoir penser, dit Oehler, tout comme il nous faut penser pour pouvoir marcher, une démarche découle de l'autre; et chaque démarche découle de l'autre tandis que notre habileté en tout cela ne fait que croître. Mais tout cela uniquement jusqu'à ce degré d'épuisement. Nous ne pouvons pas dire : nous pensons comme nous marchons, tout comme nous ne pouvons pas dire : nous marchons comme nous pensons, parce que nous ne pouvons pas marcher comme nous pensons ni penser comme nous marchons. Si nous marchons un certain temps en pensant intensément, dit Oehler, nous sommes bientôt obligés d'interrompre la marche ou la pensée, parce qu'il n'est pas possible de penser et de marcher pendant un certain temps avec la même intensité.
Thomas Bernhard, Marcher
C'est de la pensée. Mais c'est de la pensée en mouvement. Et le mouvement prime sur la pensée.
Il s'agit de mobiliser la pensée. Pour quelle fin? Pour sa propre fin, peut-être, dans la langue.
J'ai découvert Thomas Bernhard il y a un peu plus de deux ans. C'est d'abord une puissance qui vous prend et vous laisse sans voix, épuisé, paisible dans votre propre colère. On peut donc écrire comme ça? Que reste-t-il, devant les murs de phrases de Bernhard, de tous ces romans morts, cette littérature de présentoir, qui invente des personnages petits? Rien. Que des naufrages.
C'est une poétique de la répétition, du martèlement, du 1 + 1 = 3 (Godard). Il y a marcher. Il y a penser. Et il y a ce que donnent ensemble marcher et penser, quand on les met en branle dans une prose féroce, ruminante, philosophante. Cette langue vient d'ailleurs et déjoue tout enseignement classique français, à commencer par le principe de non-répétition.
D'un côté, cette incroyable sensibilité d'un homme comme Karrer, de l'autre, sa grande brutalité, dit Oehler. D'un côté l'extrême richesse de sa sensibilité, d'autre part, son excessive brutalité. C'est un continuel va-et-vient entre toutes possibilités d'une pensée humaine et entre toutes les possibilités d'un caractère humaine, dit Oehler.
Toujours ces découpages, ces découplages violents, de deux : d'un côté, de l'autre; d'une part, d'autre part. C'est le fonctionnement de la pensée. Mais il s'agit justement d'en jouer pour mieux le déjouer, en créant un «va-et-vient» d'un pôle à l'autre, d'un côté à l'autre, à l'échelle de la phrase. Tout se joue, chez Bernhard, à l'échelle de la phrase. Alors que Proust lève de vaste territoires narratifs pour opposer ses «côtés», chez Bernhard, la guerre s'installe dans l'immédiat et le microcosme de la pensée phrastique. Ceci d'un côté; cela de l'autre. Et la somme? Elle dépasse l'addition de l'un et l'autre. En science, on appelle ça émergence. Quelque chose émerge lentement des proses violentes et choquées de Bernhard, qui est là depuis le début, mais ne se dit pas, parce que n'existant pas encore. Il faut des pages et des pages pour faire émerger ce «plus», ce «trois», ce «tiers», toujours décrit comme quelque chose de philosophique. La dernière phrase de Marcher:
L'état de complète indifférence dans lequel je me trouve alors, dit Karrer, est un état intégralement philosophique.
État voisin de la folie, qui ne peut se dire clairement, s'expliciter; état qui n'est précisément qu'un état, une émergence, obtenue par frottement des éléments séparés de la pensée.
Je ne connais pas de lecture qui produise autant de nouvelles connexions neuronales de façon aussi subite. Bernhard allume des régions du mental, fait imploser la pensée rationnelle, relie les fonctions sensori-motrices et les fonctions contemplatives. Il détruit tant en nous, il naufrage tant, qu'il nous laisse neufs et vidés, disposés à d'autres mouvements et d'autres temps.
Comment ne pas jalouser Bernhard? On aurait tous voulu atteindre à quelques-unes de ses inventions. À commencer par la plus forte, la plus grande : l'énonciation télescopée. Que l'histoire soit racontée par quelqu'un dont on rapporte les paroles, qui parle au narrateur, dans une situation d'énonciation spécifique : devant un tableau dans Maîtres anciens, en marchant dans Marcher... Procédé qu'a repris François Bon dans Calvaire des chiens, alors que Barbin barbe le narrateur cinq heures durant, le temps de la lecture du livre... Si le récit est la relation qui est faite de la parole de l'autre, la question de l'illusion s'en trouve radicalement déplacée. La question n'est plus : cette histoire est-telle vraisemblable? C'est la situation de parole qui doit être légitimée. Dans un récit comme Marcher, on ne saura rien du narrateur : ni nom, ni identité, ni rien, sinon qu'auparavant il marchait le lundi avec Kerrer et le mercredi avec Oehler, mais que maintenant que Kerrer est devenu fou, il marche aussi avec Oehler le lundi. Voilà le mobile de la situation d'énonciation : un dérangement d'horaire, de direction et de vitesse:
Et sans hésiter, j'ai dit à Oehler : bon, marchons aussi le lundi, maintenant que Karrer est devenu fou et se trouve à Steinhof. Tandis que, le mercredi, nous marchons toujours dans cette unique direction (l'est), c'est vers l'ouest que nous marchons le lundi, et curieusement, nous marchons beaucoup plus vite le lundi que le mercredi.
On n'en saura pas plus. La narrateur peut bien être l'auteur : pourquoi pas? Et si le récit est jugé exagéré, rocambolesque, adressez-vous à Oehler : c'est lui qui raconte!
Du point de vue spatio-temporel, le début n'est pas différent de l'incipit de La cave:
Les autres êtres humains, je les rencontrai dans le sens opposé en cessant d'aller au lycée que je détestais pour me rendre au lieu de mon apprentissage, ma planche de salut...
Le récit Marcher commence pareillement pas un virage, un renversement complet des repères : il n'y a plus de Kerrer; on va vers l'ouest et plus à l'est; c'est lundi et pas mercredi. Commencer à écrire, c'est aller dans une autre direction, c'est avancer dans un autre temps. Il n'y a plus seulement marcher; il n'y a plus seulement penser. Il y a marcher et penser dans une direction inédite, c'est-à-dire vers le neuf, le fou, le hasard, le non-écrit, l'émergeant.
La langue de Bernhard renverse tout, au sens le plus fort, au sens nietzschéen : elle vous renverse comme on dit d'un camion qui a croisé votre chemin. On ne s'en relève pas.