Régine Robin, Iain Sinclair. La ville explosée
Cet article a été écrit à Chiang Mai, en Thaïlande, au retour de mes voyages en mégapoles asiatiques dont les carnets allaient finalement paraître sous le titre Big Bang City. Je l'ai publié initialement sur mon ancien site (mahigan.ca) le 8 janvier 2014. Je le reprends ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 22 août 2017.
Des années que je m’intéresse à la ville en écriture – à la ville comme elle nous dépasse, à la ville comme elle n’est plus la même. J’avais lu, à sa sortie en 2009, Mégapolis de Régine Robin (Stock). François Bon avait publié sur son site un article sur le livre. À l’époque, je m’acharnais encore sur Coulées (réécrit quatre ou cinq fois). Je n’en avais pas fini avec les rangs et les rivières, les territoires clairsemés. La grande ville, ce serait pour plus tard.
Il ne s’agit pas seulement de la présence de la ville dans le texte. La ville est partout, dans tant de textes, aussi loin qu’on remonte. Ça n’a pas commencé avec Balzac ou Baudelaire. Ce qui, en revanche, a commencé avec Walter Benjamin – et nul autre –, c’est de faire de la ville un texte, une forme. L’idée d’un livre qui s’appelle Le Livre des passages. Un livre qui soit Paris : Paris, capitale du XIXe siècle. Ce livre aussi, je l’ai parcouru quand j’étais étudiant. Je ne l’ai jamais possédé : j’avais emprunté la brique à la bibliothèque de l’université. Et j’avais aussi lu et comparé d’autres articles tirés des « Folio » Benjamin.
Me manquait l’expérience. J’avais vécu à Paris, oui. Mais alors, j’en étais au début, au tout début de mon parcours d’écriture. Dans ma petite pièce du 19e arrondissement, je faisais remonter des images abstraites des plateaux où j’ai grandi (c’était Relief). Puis Carnets du Népal, mais je n’étais pas resté qu’à Katmandou, alors la ville n’y occupait, aux côtés de la jungle et des montagnes, qu’un espace partiel.
J’avais voyagé à New York (4 jours) et Londres (3 jours), dans d’autres villes d’Europe aussi (Berlin, Barcelone, Venise...). Jamais assez longtemps, peut-être, pour susciter l'écriture.
Quand j’ai annoncé à l’ami Gwen Catalá, en mai dernier, que je partais explorer les grandes villes d’Asie, il m’a dit : «D’accord, mais quoi, exactement, dans les villes?» Je ne le savais pas. Justement, c’est ce qui fait la différence entre une écriture-ville et une écriture où la ville est présente. Entre une écriture-ville et une écriture resserrant sa focale sur un seul élément faisant partie de la ville. L’écriture-ville commence quand on se dit qu’on va écrire la ville, point. Pas un roman avec la ville comme décor, ni la «ville comme personnage». Ni même un livre sur les échangeurs ou sur les ruelles – aussi intéressant que ça puisse être. Si l’on doit élire un élément, comme Benjamin les passages, que ce soit parce qu’on en saisit la force métonymique. Parce qu’il résume la ville entière.
J’ai conclu en décembre mon projet «Mégapoles d’Asie» (plusieurs changements de titre en cours de travail : Excès d’Asie, Les villes nombres, Le dénombrement, Explosent les villes d’Asie…). Je voudrais maintenant parler, dans l’après-coup immédiat, des textes-villes contemporains, que j’ai lus ou relus en cours d’écriture. Je l’ai expliqué ailleurs (voir le prologue), je ne reviendrai pas trop là-dessus : la ville a changé. Pas seulement de dimension, mais de statut. Ou, pour le dire autrement, dans le changement de dimension (l’échelle méga) se produit un changement de statut. Les autoroutes périphériques, les échangeurs, les gigantesques centres commerciaux, les immenses barres de logements, les hautes tours à condominiums, les skytrains, la sauvagerie des spéculations, des investisseurs, des promoteurs, les chaînes d’hôtels identiques, les restos et cafés franchisés, répétés : tout cela n’existait pas, en tout cas pas à cette échelle, loin s’en faut, au temps de Benjamin. Si l’on ne voit pas que la ville a changé, radicalement changé, alors tant pis. Je n'ai pas la patience d’attendre que ça passe dans le savoir. En écriture, l’intuition suffit.
De cette ville changée, qui, jusqu’à présent, a fait texte? En vue de mon projet, j’ai repassé le corpus au crible. Bien sûr, je ne connais pas tout ce qui se publie, en papier ou en ligne, surtout dans le contemporain, où les repères restent si mouvants. Je lis surtout en français, et si je m’intéresse à ce qui s’écrit aussi dans d’autres langues, je reste limité, comme tout le monde, aux canaux de médiation existants. Reste que, à l’intérieur de mon horizon culturel, en incluant les traductions et les textes en anglais qui traversent, d’écritures qui font forme de la ville neuve, vraiment neuve, mégapole ou mégalopole, je peux affirmer qu’il n’y a pas foison.
J’aime les livres d’André Carpentier : Ruelles, jours ouvrables ou Extraits de cafés, par exemple. Carpentier fait livre de la ville sans recourir aux artifices de la fiction, ce qui est de grande importance. Il porte son regard sur ce qui, dans la ville, a un certain poids de mémoire et de représentation – et non pas sur le présent mégapolitain des autoroutes et des shopping malls. Ses livres sont empreints d’une certaine nostalgie (l’enfance dans les ruelles), d’une image de la ville où l'on peut flâner. Et Carpentier, en toute logique, se sert, pour ramener cette strate de passé-présent à la surface, des outils de Benjamin, lesquels se révèlent inefficaces, selon moi, dès qu’il s’agit de l'hyperville.
Je salue aussi le projet d’Éric Sadin (son Tokyo), mais je le trouve un peu partiel et formaliste. Comme une écriture robotique : ce n’est que ça, la ville, vraiment? On dirait qu’il ne reste plus que le bidimensionnel, que les surfaces. Ça se défend, comme vision postmoderne du monde : l’idée que l’on n’est plus que cela, des répétitions mécaniques, des marques déposées, des simulacres. Je ne la partage pas. Il y a pour moi une transversalité, un envers de la ville. Du réel sous les apparences.
Les livres de Bruce Bégout, comme Zéropolis et L’éblouissement des bords de route, ne sont pas négligeables. Là où d’autres ne voient que du grossier, du mauvais goût, Bégout pose sur le monde mégapolitain un regard philosophique et esthétique. Sa conceptualisation du «cruising» comme façon d’arpenter la ville, en rupture de la flânerie, est importante. Je dirais seulement que, du point de vue de l’écriture et du récit (d’où je lis), ce sont des livres qui me donnent le sentiment d’avoir «trop d’idées». Je ne suis pas sûr que le «nul», même s’il est dit qu’il fait nombre, permette d’approcher le neuf (ça me paraît plutôt une idée relative à ce qu’on considérait comme «non-nul» dans le monde d’avant). Dans L’éblouissement des bords de route, traversées de magnifiques fulgurations, trop de plages de préconçu : dans l’approche du crime et du sexe (chap. « Scène de crime »), par exemple. Par trop de distance? La phrase de fin (« Cette sous-humanité morcelée et esseulée, c’est moi. ») ne suffit pas à convaincre qu’il n’y a pas eu jugement.
À propos d'Un livre blanc de Philippe Vasset, je n’ai aucune réserve. Magnifique exploration des espaces blancs des cartes de Paris. Et le texte nous donne à voir la recherche même et non un résultat ou une conclusion. J’aime aussi Zones, de Jean Rolin. Ces livres, comme quelques autres dont je ne prendrai pas le temps de parler, sont des réussites en soi, mais ils me laissent quand même un peu sur ma faim. On voudrait un texte-ville de plus grande ampleur. Mon propos ici n’est pas de juger de la qualité des textes (je laisse ça aux critiques), mais d’aborder cette question : a-t-on pu trouver dans la prose une forme ou des formes qui répondent au réel neuf de la mégapole ? Je dis la prose parce que c’est mon domaine premier. Je sais bien que la poésie peut encapsuler des immensités dans des syntagmes brefs de grande densité. Mais dans le domaine du récit, pour écrire la mégapole ou la mégalopole, pour en faire un texte, une organicité qui soit la ville même sous forme de langage, il me semble qu’il faut une certaine amplitude. Pas une totalité (je n’y crois pas non plus), mais une amplitude, oui. Pour le dire bien trop trivialement : un gros livre, ou encore un espace web très vaste et chargé. Pour donner en prose la pleine mesure de la mégapole, il faut que le texte lui-même s’élargisse au méga (le livre de Melville, Moby Dick, est une baleine parce qu’il est lui-même massif).
Je connais seulement deux textes qui partagent à la fois l’ambition de la forme-ville et l’amplitude de la mégapole. Ce sont deux gros livres : Mégapolis de Robin, qui fait presque 400 pages, et London Orbital de Iain Sinclair, qui en compte 650. J’ai relu Mégapolis en août et septembre, avant et pendant mon voyage en Chine. Entre-temps, j’ai fait venir London Orbital par Amazon : il m’attendait en Thaïlande après mon voyage en Inde (je l’ai donc lu en terminant le projet).
Pour moi, ce sont les deux plus grands textes de notre présent mégapolitain.
1. Iain Sinclair, London Orbital
Je m’assieds, confortablement, le dos contre l’une des piles, et tout en mastiquant mon sandwich je décide que oui, je veux marcher le long de l’autoroute orbitale : avec la conviction que ce nulle-part, ce périphérique, offrira des récits neufs. Je n’ai pas plus envie d’être sur la route que de marcher sur l’eau; les terres attenantes, les empreintes acoustiques, conviendront tout à fait. Les champs monotones que les voyageurs ne remarquent jamais. Le bruit et la ruée du trafic, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ont repoussé le besoin de «contenu». Les plantations élaborées (deux millions d’arbres et d’arbustes, pour l’essentiel dans le Surrey et dans le Kent) éloigneront de ma vue le vilain fossé avec ses camions Eddie Stobart et ses ronds de fumée. La balade sur la M25 était le prochain projet sur ma liste. La forme que cela prendrait, les gens que je pourrais persuader de m’accompagner afin de pimenter l’histoire, tout cela était encore à décider.
Projet fou, magnifique : marcher le long de l’autoroute M25 qui ceinture la mégapole londonienne en compagnie d’amis écrivains, photographes, journalistes. Tout noter. Tracer la totalité du cercle dans le sens contraire des aiguilles d’une montre (reprendre la marche à l’endroit précis où on l’avait interrompue la fois d’avant). Et terminer la balade avant la nuit symbolique du passage au nouveau millénaire.
Le livre devient la mise en forme du broussaillement de mots et de récits défriché aux abords du périphérique. Livre touffu, bourré de noms propres, de lieux, de gens, d’histoires, d’anecdotes… Un livre qui n’est pas un roman, mais d’abord une «non-fiction» (comme disent les Anglais), ce qui n’empêche pas à la prose de Sinclair de s’envoler et de divaguer.
Presque trop de noms propres, à vrai dire. D’allusions qui donnent l’impression d’une sorte de «club» dans lequel le lecteur n’est pas toujours admis. Les amis écrivains, peintres, artistes en tout genre. Les séries télé britanniques. Les vedettes éclairs, les has been. Le livre doit déjà être un peu opaque pour un Anglais, hors certains milieux sélects, alors pour nous, imaginez un peu… On salue le travail du traducteur de l’édition Inculte, Maxime Berrée, pour le texte et aussi pour les notes explicatives, très utiles (j’avais commencé à lire le texte en anglais, mais la langue était trop ardue... j'ai abandonné). Quand même, on se demande, d’un livre qui a déjà besoin de tant d’explications, ce qu’il en sera dans cent ans (on voit planer l’ombre de Joyce, bien sûr). Tout ça ressemble à une critique, et pourtant non. L’illisibilité partielle me semble constitutive de la prose de Sinclair. Elle ajoute à son prix. C’est une langue mystérieuse, qui nous est ici parlée. Une langue pleine de morceaux de culture, de découpes de magazines, de flashs de graffitis, de gros-titres de journaux, de slogans publicitaires, de panneaux d’interdiction... Et comme si ce n’était pas assez, la syntaxe se fait aussi extrêmement hachée. On a l’impression, souvent, qu’une phrase ignore la précédente. Des paragraphes qui avancent par éclats, et laissent une impression générale de déflagration.
Il est assez rigolo de noter que, des deux auteurs mégapolitains que je place si haut, l’un n’aime pas beaucoup l’autre! Rectifions : ce n’est pas que Robin n’aime pas Sinclair, mais elle émet des réserves. Elle salue son projet orbital. Elle tente même une expérience similaire, à Londres aussi : pendant trois semaines, elle visite tous les terminus des lignes de métro de Londres, en rapporte des images (tantôt c’est une campagne, tantôt une autoroute), dessinant en périphérie de Londres une sorte d’anneau en pointillé. Seulement, selon elle, Sinclair juge la ville neuve à l’aune de l’ancienne :
Malgré tout le plaisir que j’ai à suivre Sinclair dans son périple et à lire sa prose brillante, je crois profondément qu’il a tort. Il réagit en aristocrate un peu snob, en amoureux d’une ville réduite à ses dimensions du XIXe siècle, même si, habitant l’est de Londres, à Hackney, il prétend aimer et arpenter des zones désolées, loin des images de cartes postales. Je suis allée à Dartford en train et, de là, au Bluewater en bus, J’ai traîné dans le centre, de café en restaurant, de Marks & Spencer en House of Fraser. J’y suis allée au cinéma voir The Kingdom avec Jamie Foxx. J’ai monté et descendu cent fois les escalators. Je dois figurer mille fois sur les caméras de surveillance. Je suis entrée dans les librairies, les maroquineries, les boutiques de dessous féminins. Je me suis arrêtée dans des Starbucks pour lire le Guardian, prendre des notes dans mes petits carnets vénitiens, contempler la foule, méditer sur le devenir suburbain des villes; mais cela ne m’a pas attristée. Je suis sans doute plus accordée au XXIe siècle, ou plus aliénée que Sinclair le nostalgique. J’incarne peut-être, à ma façon, ce nouveau flâneur des gigantesques centres commerciaux et des cafés qu’on retrouve partout à la surface du globe : Starbucks, Second Cup, Neos, etc.
La question que pose Robin m’intéresse vivement, plus que le jugement, que je ne partage qu'à moitié. Le petit côté snob de Sinclair, les références au cercle d’amis artistes le dévoile aussi. La nostalgie? Je ne sais pas. Ce qui semble épargner Robin – on ne l’en plaindra pas! –, c’est le conflit de l’artiste avec le monde. On a parfois l’impression que, voyageant dans les villes, elle nage dans un bonheur sans nuage. Elle déplore d’ailleurs à quelques reprises les «esprits chagrins» qui critiquent ceci ou cela, ou ne comprennent pas que l’on puisse être aussi amoureuse d’une mégapole. La fascination des surfaces, je la partage aussi, et je ne crois pas que Sinclair en soit sauf non plus (sinon, par quelle sorte de masochisme il aurait entrepris ce projet?). Revenons à la notion de ville monstre. Le monstre, c’est impressionnant, c’est grandiose, c’est magnifique, d’une certaine manière. Et c’est horrible, en même temps. On ne peut avoir, avec le monstre, qu’une relation conflictuelle. Robin et Sinclair habitent de préférence deux régions différentes de leur cerveau. Robin est dans l’enthousiasme, la joie, le scintillement. Sinclair habite l’humour noir, la colère, le dégoût. Ça ne le rend pas plus nostalgique, à mon sens. (J’ai lu, dans London Orbital, des milliers de phrases décrivant le présent comme horreur ou comme cauchemar, mais où est-il dit que c’était mieux avant? Les récits d’asiles qu’il extrait du passé ne sont pas embellis non plus…). Ce qui est sûr, c’est qu’il est plus grinçant que Robin.
Pour marcher avec Sinclair, il faut accepter les teintes de noir. Les débris, les magouilles. Les crimes, les histoires d’internement. La rapacité, les promoteurs, la spéculation. Les sols contaminés, les mises en scène politiciennes. Les expropriations, les mensonges. Le complot, la paranoïa. C’est tout ça que révèle sa «balade» (j’emploie le mot ironiquement), au contact de son regard tranchant.
Ses phrases même détonnent comme des débris d’explosion : disjointes, fulgurantes, opaques. Le livre refermé, on garde l’image d’une ville éclatée, mouvante, formidable de violence, dont les parcelles se redistribuent sans cesse à la façon des plaques tectoniques.
2. Régine Robin, Mégapolis
Ce qu’il nous faut, aujourd’hui, c’est une transformation complète du regard, une nouvelle façon d’appréhender les mégapoles, ces villes qui, dit-on, n’en sont plus.
Sinclair disait voir dans le M25 la possibilité de «récits neufs» (fresh narratives). Robin parle d’un renouvellement du regard. Le postulat est le même : la ville a changé, il y a du neuf qui n’est pas encore passé dans le domaine de la représentation ou de la conceptualisation.
Robin n’est pas seulement plus enjouée que Sinclair. Elle est aussi plus théoricienne. Son livre chevauche la sociologie, la critique littéraire et cinématographique, le récit... La force de l’auteure, qui est d’un autre genre de sensibilité que Sinclair, c’est sa curiosité. Son écoute, sa disponibilité au monde. Elle mêle à son exploration des villes des théories, des analyses, des récits de films. C’est une lectrice : des livres, des films, des villes. Une lectrice enthousiaste, qui sait admirer, se laisser séduire, marcher dans les pas des uns et des autres, se perdre dans les théories et les décors, en gardant à tout moment les idées claires.
Le liant, c’est son expérience, sa sensibilité propres. Son livre est foisonnant. Lectrice urbaine, Robin exclut beaucoup moins qu’elle n’intègre. Bien sûr, elle est capable de dire ce qui lui déplaît chez Sinclair, ou de rappeler opportunément que la Poétique de la ville de Pierre Sansot, qu’on ramène beaucoup dans les universités, ressortit à une ville qui n’est plus. Reste que, de lecture en lecture, de café en café, de film en film, elle est toujours capable de voir ce qu’il y a d’excitant. Elle bondit.
Cinq mégapoles : New York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires et Londres. Cinq villes aimées, parcourues, lues, filmées, représentées et re-représentées. Comme le dit Robin au début de son livre, impossible désormais de distinguer le réel du simulacre. Ces villes sont des fictions. Alors l’écriture non-fictionnelle de Robin devient, paradoxalement, l’écriture de villes fictionnelles. Mais il y a toujours quelque chose de plus que l’image de la ville distillée par les films vus et les livres lus. On se dit par moments que c’est du foisonnement lui-même, et non des éléments ou des essences qui composent la ville, que viennent l’éclatement et le saut qualitatif. Chaque chapitre se compose d’une multitude de sensations, de lectures et de théories. Prises une à une, aucune d'entre elles ne suffit à dire la mégapole. Parfois, de très loin : ce sont des films de la ville d’avant, des rémanences. À l’occasion, ce sont des théories dites «postmodernes» ou «poststructuralistes», qui conceptualisent un pan de la rupture. Au bout du compte, c’est dans l’explosion même que se produit le rafraîchissement du regard. De faire des chapitres comme ça, en y mettant de tout, en n’arrêtant rien, en allant dans toutes les directions, en multipliant les sens, les facettes, les reflets : voilà comment Robin, dans l’agencement et non dans les éléments, invente selon moi une forme-livre mégapolitaine.
London Orbital et Mégapolis : des villes explosées. Deux grands livres. Très récents aussi...
...mais des livres quand même. Chacun écrit par un seul auteur, dans l’horizon culturel de l’imprimé. On se dit que maintenant, avec le web, il faudrait entreprendre la construction collective d’une mégapole. Peut-être, alors, on se rapprocherait de l’amplitude et de la multiplicité rêvées. Du collaboratif, comme Wikipédia, mais une ville, de la prose… Un énorme foisonnement, une folle diversité, auxquels un auteur unique, fût-il Robin ou Sinclair, ne pourrait jamais atteindre seul...