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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Gaston Miron. «Quand détresse...»


Expérience d'un poème ressouvenu

Article initialement publié le 5 octobre 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011, enfin repris ici, sur mahigan.com, aujourd'hui le 24 août 2017.

 

Quand détresse et désarroi et déchirure,

C'est Gaston Miron, et on se demande de combien de souffrance payés, ces quelques mots, et la diction qui les martèle à la suite, et la détresse et le désarroi et la déchirure, force de la répétition du «et», qu'aurait brisée la virgule,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Rien qui te pourrait mieux parler là que ces trois mots, lorsque tu es seul, enveloppé de chagrin,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Miron ne dit pas quand tu es en détresse, il ne dit pas quand tu es en désarroi, non, il dit,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Et la beauté de l'absence de sujet quand frappent, et la détresse et le désarroi et la déchirure, de cette absence même, c'est du temps, oui du temps, il y a le «quand»,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Détresse est temps, désarroi est temps, déchirure est temps, je dirais presque temps qu'il fait, comme ces jours d'automne où il ne fait pas beau, où il fait détresse et désarroi et déchirure,

Et la suite du poème je n'irai pas la relire, je n'en ai pas besoin, c'est comme seul sur une île ou dans une prison, j'en retiens des bribes seulement, te larguent au milieu de la peur je crois, oui c'est ça,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Te larguent au milieu de la peur,

Ou quelque chose comme ça, et à cet endroit le sujet revient, mais c'est tu, mais c'est toi, c'est écart déjà de la détresse et du désarroi et de la déchirure,

Te larguent au milieu de la peur,

Et ce verbe, «larguer», c'est une audace, mais c'est qu'on entend en lui la langue, c'est qu'on voit la langue dans le mot "larguent", parce que ce sont des mots, des mots qui te larguent, c'est détresse et c'est désarroi et c'est déchirure, des mots qui te larguent et te languent, des mots qui t'engluent,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Te larguent au milieu de la peur,

Lorsque tu es seul,

Enveloppé de chagrin,

Dans un monde décollé de ta rétine,

Je cite de mémoire mais je crois que c'est ça exactement, les quatre premiers vers du poème, et c'est toute la beauté du poème condensée, l'enveloppe du chagrin redoublant l'engluement du largage au milieu, t'enveloppent, détresse et désarroi et déchirure, j'ai l'air de commenter, je ne veux pas commenter, mais faire l'expérience du poème, mais vivre le poème parce que,

Lorsque tu es seul,

Enveloppé de chagrin,

Il y a que ce sont ces mots qui vous larguent comme sujet, et on sait ce que veut dire se faire larguer, on essaie de vivre, mais par moments ce qu'on ne contrôle pas, vous attrape et vous lâche au milieu, de la peur,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Et une chance qu'on se rappelle ces trois mots que quelqu'un avant vous a pris à la glu du monde, pour en faire temps, pour en faire langue, disant en quelques amas la gangue que c'est,

Lorsque tu es seul,

Enveloppé de chagrin,

Qui me parle de ma solitude, qui me parle de mon chagrin, et de cet embu du monde souvent,

Dans un monde décollé de la rétine,

Que tu pleures ou regardes par la fenêtre, quand on est triste on regarde souvent par la fenêtre, et le monde alors t'apparaît tel, décollé de la rétine,

Mais il y a plus, il y a autre chose, c'est la glu et l'embu du monde qui collent, qui collent à ton oeil et te décollent du monde, et c'est étrange, ce fonctionnement est étrange, c'est aussi ce qui te fait apparaître le monde comme décollé, décalé,

Dans un monde décollé de la rétine,

Et ce mot, rétine, qu'on dirait un produit, je ne sais pas, térébenthine par exemple, ça colle, ça englue, et de l'autre côté le monde,

Quand détresse et désarroi et déchirure,

Te larguent au milieu de la peur,

Lorsque tu es seul,

Enveloppé de chagrin,

Dans un monde décollé de la rétine,

Les mots qui te larguent et t'enveloppent et t'engluent, ce sont des mots en dé-, et détresse et désarroi et déchirure, des mots de séparation,

Parce que vivre quand même, détresse et désarroi et déchirure, que deviennent mots, détresse et désarroi et déchirure, et que largue devienne langue, ce n'est plus sans dire, ce n'est que temps, temps de la séparation remédié dans langue du poème, les bribes qui pourtant me restent,

Alors ta souffrance à la mienne,

Et dans le vers suivant un mot étrange, je l'ai oublié, ou bien simplement,

Je ne mourrai plus avec toi,

Ta souffrance à la mienne, collées dans la langue et pourtant, la phrase finale rassemble et désassemble en même temps, il y a je il y a toi, mais d'un bout à l'autre du vers, qui dit séparation quand même, de ce que depuis tout près décolle, la mort,

Je ne mourrai plus avec toi,

Et la phrase est presque trop simple, ne décolle pas finalement, n'envoie pas finalement, reste près de toi malgré, aboutit à toi malgré, mourrai plus parce que déjà mort, trop tard, juste te dire cela mais, deux souffrances l'une à l'autre, deux morts englués l'un à l'autre, comme dans les cauchemars, mais l'un chuchotant à l'autre quand même, du plus collé pourtant, du plus englué, comme si pourrait d'un coup se détresser, se désarrimer, se déchirer de toi,

Je ne mourrai plus avec toi

 

Exercice libre et de mémoire à partir du poème «Au sortir du labyrinthe» de Gaston Miron. J'ai vérifié les inexactitudes après-coup; je ne les corrige pas.

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