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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Projet, abîme & temps


Longtemps que j'ai ce désir d'un texte ouvert qui rassemblerait des fragments de monde, des passées de territoires. Non pas un livre, pas du tout, mais un chantier. Ce n'est même pas l'écriture que je désire, tant que m'installer dans l'écriture, habiter cette fatigue sur un temps long, peut-être même infini. Un work in progress qui ne serait jamais résolu, jamais conclu, mais qui tenterait toujours de trouver son organicité propre, malgré tout, non pas dans le recommencement ou le carpe diem du journal, mais dans le jointoiement ouvert et multiple des parties. Autrement dit, non pas une suite de textes, mais plutôt une sorte de récit obstinément inachevé, qui se chercherait de fois en fois. Un texte sans bords, vraiment : un chantier continuellement in progress, sans aucun horizon de publication livresque, sans fin mot de l'histoire. Chaque fois que j'ai voulu lancer un tel chantier, j'ai bloqué. En fait, je dis chantier, mais ç'a été mille projets, chaque fois différents, chaque fois échoués, réunis seulement par une certaine idée du monde, de ce qui traverse, par une certain idée d'ampleur aussi, toujours échappée. Parce qu'on ne sait pas : voilà le problème. Je peux me saisir d'un bout de réel, d'une image, d'un visage qui passe, d'une fulgurance. Je peux l'écrire, mais je n'en ferai pas 200 pages, comme le ferait peut-être un romancier qui imaginerait un personnage derrière ce visage, un vécu, etc. C'est donc très bref, très parcellaire, dans le monde du récit, et même si on fait le pari de la multiplicité, je ne crois pas qu'on aura un ensemble infini : viendra un moment où on sera en panne de matière, où on aura épuisé nos images, ou sinon on se lassera de répéter la même approche sur une multitude d'images. Ces derniers jours, j'ai peut-être trouvé la clé, en remontant d'un niveau. Tous ces projets échoués que j'ai fomenté depuis des années, voilà ce qu'il faut écrire. Ces échouements. Les écrire, et en inventer d'autres. Toujours, sans fin. Inventer des projets. Écrire ces projets. Pas vraiment des projets d'écriture, mais des façons d'aborder le réel, des idées d'abords du réel. Et ça, oui, oui, ça me semble infini. On peut imaginer mille projets, mille approches du réel, pourquoi pas? Ce faisant, on ne triche pas avec l'inconnaissance : on ne prétend pas connaître ce visage qui passe, ou ces Birmans cheap labor qui vivent dans des cases de tôle près de chez moi à Chiang Mai (par exemple). On ne leur invente pas des vies qu'en réalité on ignore complètement, quoi qu'on en pense. Ce qu'on invente, ce sont les abords, les angles, les façons de les approcher, de les raconter, en dépit de notre ignorance. Faudra le tenter, pour voir si ça tient. Je voudrais lancer ça en 2018, possiblement, et l'habiter pendant très, très longtemps – peut-être.

 

«Regarde, me dit-il, et regarde bien! il faut prendre des leçons d'abîme

C'est Jules Verne qui écrit ça, et c'est lui qui souligne. Ébloui par la beauté de ce syntagme, leçons d'abîme. Presque aussi bon que le titre de Michaux, Connaissance par les gouffres. Michaux avait-il lu Voyage au centre de la terre? Sans doute. Y a-t-il pensé, quand il a choisi son titre?

 

Hippique avance. Ça se construit. Chaque fois que la prose s'attarde sur une figure, un visage, c'est tous les temps qui repassent. Comme j'ai fait, un peu, avant, avec les paysages. Un morceau de paysage, et toutes les strates passent. Un visage, et toutes les strates repassent. Il me semble que c'est là que ça se joue. Il me semble que raconter par «épisodes», même en bousculant la linéarité, c'est jouer le jeu du temps qui nous souffre. Il me semble qu'il faut s'arracher à cette vision commune du temps. Il me semble que le chant permet ça. Il me semble que dans le chant, les figures rassemblent toute leur épaisseur de temps. Elles n'ont plus d'âge, et si elles sont mortes elles ne sont pas mortes, puisque dans la même phrase elles sont vivantes, puis mortes, puis vivantes à nouveau. Il me semble.


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