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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Radeau, éléphant, & éléphant


Si je devais faire ta vie (make your life), je dirais :

Tu étudies pour devenir vétérinaire. Pas médecin, parce que tu serais trop occupé et pas aussi heureux. Vétérinaire, et vétérinaire pour les gros animaux. Chevaux, vaches, éléphants. Tu travaillerais de façon autonome, tu soignerais les animaux, puis, les jours de congé, tu écrirais.

C'est d'une grande simplicité, et d'une grande sagesse.

Un jour, on est allés faire du bamboo rafting avec des amis en visite en Thaïlande. C'est du rafting sur un radeau de bambou très long et très étroit – conçu pour se faufiler entre les rochers, sur le petit ruisseau dans la jungle. À un moment donné, on est passés devant une ferme d'éléphants, et un éléphanteau se baignait dans le ruisseau. Il a nagé jusqu'à moi, m'a tendu sa trompe. Je l'ai caressé, j'ai joué avec lui. Il roulait dans l'eau, il m'aimait bien, il s'amusait avec moi. Je m'étais déjà baigné avec des éléphants au Népal, et ç'avait été mémorable déjà. Mais cette fois, il n'y avait pas de cornac (il était resté sur la berge), l'éléphanteau était venu me voir de son plein gré, et de son plein gré il restait et jouait avec moi.

Ce moment tout simple, c'est un des plus beaux moments de ma vie – de ma vie adulte, au moins.

De l'enfance, sans doute, que ça vient. D'avoir grandi sur une ferme de chevaux, ces immenses têtes flottant dans le ciel, magnifiques bêtes de trait, musculaires et douces. Je retrouve ça, adulte, avec les chevaux, avec les éléphants, les grands mammifères, ce bonheur affectueux et simple.

Elle a raison. Et ça fait drôle comme, en vieillissant, on se rend compte, de plus en plus, de cette filiation qu'on croyait brisée. Les mêmes choses pourtant nous rapprochent du bonheur.

 

Mais j'ai choisi le voyage et j'ai choisi la ville. Le voyage ne me calme pas comme le font les grosses bêtes, mais au contraire m'excite, me porte en avant. Je ne deviendrai pas vétérinaire (des vétérinaires à vaches, dans les campagnes, je me souviens surtout de l'odeur âcre qui les enveloppait, eux et leur camionnette, l'odeur des médecines fortes, et des scènes dérangeantes d'insémination, le bras enfoncé dans l'arrière de la bête jusqu'à l'épaule). Toujours difficile de trouver son ours, comme dit Sébastien Ménard, son lieu, son bonheur, son moyen d'existence juste.

Certains jours, la traduction parlementaire me pèse. Forger les phrases attendues, conventionnelles, les phrases «bien écrites» – mais oui, je suis capable, quoi qu'en pensent les diodons... Seulement, la traduction, c'est beaucoup d'efforts pour une finalité qui m'insuffit, pour des chambres où le mot «monde» ne résonne pas. Je sais bien que le moyen d'existence sera toujours dans le limité, mais il s'agit de choisir son bateau : la galère, qui va forte pour le collectif, ou le radeau de bambou, qui va frêle pour les naufragés. Je continue à ramer, mais dans mes temps libres, je corde mon petit radeau. Ça ne sera pas aussi ouvert que l'écriture, ni aussi grand que la galère parlementaire, mais au moins, si ça flotte, je serai seul maître à bord. Et avec un peu de chance, naviguant perche à la main, je rencontrerai des baigneurs éléphantesques....

 

Non, je ne me vois pas m'enfoncer dans la campagne pour y vivre. En ce moment (ça me reprend), je rêve d'Europe de l'Est, où je ne suis jamais allé. Je passerais bien quelques mois à Prague, tiens, en saison clémente. Et puis le rêve de Tokyo ne me quitte pas. C'est ma vie, les villes, les séjours au long cours. Mais avant la mer, il y a les ruisseaux, et j'aimerais bien, avant de rentrer au Québec, quelques semaines en campagne, pas pour y vivre, mais m'y reposer... en campagne, près d'une ferme d'éléphants.


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