Nœuds, départ, & ce qui est fait
Il y a (presque) toujours un ou deux moments, dans un chantier d'écriture, où ça se fait lent et pénible. On en viendrait presque, par l'expérience, à se poser des questions, en fait, si ce moment ne venait pas – exception faite des projets très brefs et rapides, qui tiennent dans leur fulgurance même, et dont le ralentissement pourrait compromettre la venue et la tenue tout entières. Si c'est trop fluide, est-ce que ça ne veut pas dire que c'est trop facile? Pourtant, la facilité ne devrait pas toujours être méprisée : c'est une course chèrement conquise, qui ne dit rien de la préparation mentale en amont, de comment on s'est chargé, comment on a mariné, comment on a cherché avant que le pas ne se délie. Mais il faut aussi s'en méfier, bien sûr, et sur la plupart des projets longs (pas tous), j'ai appris à accueillir, à aimer presque ces ralentissements, ces embourbements, puisqu'ils me disent que ça travaille, que ça saigne et que ça sue. Et on finit toujours par les surmonter, ces obstacles, ou par les contourner, si c'est ce qui se doit, par un effort obstiné et jour après jour répété. On est là dans la complexité, dans l'écheveau, et chaque fil à tirer est comme une corde qui nous blesse les mains. Ça affecte l'ensemble des jours; on n'est pas très bien, pas très leste dans le quotidien, quand l'écriture s'enchevêtre. Une fois l'obstacle franchi, tantôt le galop reprend. Tantôt la difficulté s'étire, l'entrain ne reviendra pas – surtout vers la fin du texte, et c'est souvent là, quand ça commence à exiger d'être ramassé, rapaillé, c'est souvent là que ça s'empêtre. Gracq parle de ça, dans En lisant en écrivant. Il dit (je paraphrase de mémoire) que l'enthousiasme des débuts d'un projet d'écriture a bien peu à voir avec la peine qu'on éprouve dans les phases avancées. Il parle aussi de cette complexité, de la nécessité, dans la prose, de prendre en compte mille éléments en même temps, et de comment, si on bouge un seul de ces éléments, c'est tout le texte qui s'en trouve affecté ou déséquilibré. Avant, je pensais que ces passages écrits dans la peine et la lenteur étaient forcément les plus faibles. Maintenant, je ne suis plus sûr. Ils sont peut-être meilleurs que la tenue moyenne du texte, ou peut-être qu'ils sont moins bons. Là n'est pas la question, j'imagine. Le texte a son organicité propre, qui se soucie peu des jugements de valeur. En tout cas, ces passages ne sont pas neutres. Ils sont plus denses, plus serrés, plus durs aussi. Ils sont plus – c'est le mot exact – noueux.
Plus qu'un seul mois avant le retour. Quand on se retourne sur les cinq derniers, on se demande parfois comment. Comment on a pu en faire autant. Abattre tant de boulot. C'était l'objectif, bien sûr, mais d'y être arrivé? Trois ou quatre projets de front, en plus de l'alimentaire, et mine de rien, certains sont avancés ou terminés. Le projet le plus vif, pour moi, c'est celui d'écriture, Hippique, pas terminé, encore moins achevé, mais j'ai couché le premier jet, et malgré les nœuds, il existe, il est, récit d'une centaine de pages sous forme de chant. Heureusement qu'il y a eu ça, parce que presque tout le reste me tirait à distance du vital. Il y aurait toute une boîte de Pandore à ouvrir ici, mais je n'en ai pas envie : je l'ai ouverte trop souvent, et j'en connais si bien les monstres.
Vaut mieux partir, oui, en vacances bien méritées. Départ dimanche, pour dix jours dans le sud du Vietnam.
Photo : terrain vague à Chiang Mai, à l'aube.