«Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient». Guillaume Apollinaire, «Le voyageur»
C'est un peu par hasard que j'ai relu Apollinaire. Encore occupé à trop de choses, je m'étais envolé pour le Vietnam dans la précipitation. Une fois dans le bus Saigon-Soc Trang, je me rends compte que je n'ai pas apporté de livres, sauf ceux oubliés dans mon téléphone, quelques Jules Verne et... Alcools de Guillaume Apollinaire.
Ce poème, «Le voyageur», l'impression étrange de le connaître depuis toujours. Je l'avais sûrement déjà lu, mais je ne pense pas avoir traversé Alcools des dizaines de fois, pourtant. «Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant / La vie est variable aussi bien que l'Euripe» : beauté de cette image souffrante et surtout du rythme qui lance le poème. Et ce mot, «variable», si inattendu, par sa froideur, son côté mathématique : c'est pourtant la pierre qu'il fallait pour qu'y glisse le poème tout entier. La vie est variable : parce que l'un meurt (un matelot) et l'autre survit (son compagnon). Elle est variable aussi d'être voyageuse : dans le déplacement, les paysages varient, les nuages «descendent», les images et les perceptions défilent, les ombres «grandissent» ou «s'abaissent». Dans le poème, variable toujours signifie, d'une part, fragile, périssable, et d'autre part, défilement, changement. D'où que, dans chaque paysage, il y a du pleur ou de la plainte : «le troupeau plaintif des paysages», «l'orphelinat des gares» (magnifiques images du début du XXe siècle, qui montrent la prise qu'Apollinaire avait sur son temps, ses mélancolies, ses transports...).
Guillaume Apollinaire. Il est né en 1880 (exactement 100 ans avant moi), et cette année 2018 marquera le centenaire de sa mort, en novembre. Il est mort à l'âge que j'ai, mais il avait déjà connu la guerre, bien sûr, lui qui lisait ses journaux littéraires dans les tranchées.
Il faudra peut-être bientôt en réveiller la mémoire, pour apprendre comment tournent les villes et les siècles...
Guillaume Apollinaire, «Le voyageur», dans Alcools
À Fernand Fleuret
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
La vie est variable aussi bien que l'Euripe
Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu
Vagues poissons arqués fleurs submarines
Une nuit c'était la mer
Et les fleuves s'y répandaient
Je m'en souviens je m'en souviens encore
Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s'envolait un Christ
Quelqu'un avait un furet
Un autre un hérisson
L'on jouait aux cartes
Et toi tu m'avais oublié
Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées
Ô matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
Souvenez-vous-en
Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
Deux matelots qui ne s'étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté
Ô vous chers compagnons
Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
Traîneau d'un boucher régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool
Les villes que j'ai vues vivaient comme des folles
Te souviens-tu des banlieue et du troupeau plaintif des paysages
Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres
J'écoutais cette nuit au déclin de l'été
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d'un fleuve large et sombre
Mais tandis que mourants roulaient vers l'estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts herbus silencieux
Et la montagne à l'autre rive était très claire
Alors sans bruit sans qu'on pût voir rien de vivant
Contre le mont passèrent des ombres vivaces
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l'ombre de leurs lances en avant
Les ombres contre le mont perpendiculaire
Grandissaient ou parfois s'abaissaient brusquement
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire
Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies
Te souviens-tu du jour où une vieille abeille tomba dans le feu
C'était tu t'en souviens à la fin de l'été
Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
L'aîné portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
La vie est variable aussi bien que l'Euripe