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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Paul Bélanger, le chemin vers ce qui échappe



Tu entres dans le pays incertain. Avec la joie de créer. Un verbe nouveau : le plus-qu'incertain. Une phrase projetée dans son néant. (p. 93)

C'est de ce pays que Paul Bélanger écrit, en traçant à contre-jour sa propre silhouette, ses propres contours de poète incertain, qui tire sa force de cette incertitude même, et qui s'obstine, s'obstine à continuer, avec la ténacité de qui a décidé qu'aucune part de son dire n'allait lui être dicté par ce qui ne relève pas du plus vital, et du moins assuré : la poésie.

Le plus qu'incertain a paru en 2017, dans la maison d'édition, le Noroît, dont Paul tient lui-même le gouvernail, maintenant en compagnie de Patrick Lafontaine, qui a été le directeur littéraire, en amitié à coup sûr, du projet. Ce sont des carnets, des «cahiers» comme le dit l'auteur (renvoyant à la matérialité du support et au quotidien de l'écriture qu'on devine), composés non seulement des notes, des écritures de Bélanger, non datées, au fil des années, mais aussi de quelques-uns de ses dessins, qui sont d'un art naïf qui exprime beaucoup, et empoigne au cœur, rendant par des cercles, des contours, des couleurs et des esquisses de visage, cette silhouette incertaine drapée dans l'inconnu, les deuils, les joies aussi, et les intensités. Pourquoi ne parle-t-on pas plus de ces carnets de Bélanger, qui forment tout de même une pierre majeure sur le chemin d'un poète qui compte? On a tendance à ignorer les carnets, parce que ce n'est pas un genre (c'est tous les genres mêlés dans leur inachèvement) et parce qu'on voit cela comme un à-côté de «l'œuvre», de ce qu'on appelle «poésie» (comme si c'était le nom d'une fixité), dont Le plus qu'incertain aurait été une sorte d'intermède. Et pourtant, c'est la poésie aussi, la poésie comme elle se mêle à la vie, au réel, au temps qui passe. Il y a, dans Le plus qu'incertain, des morceaux du quotidien du poète, de l'enseignant, de l'éditeur, de l'ami et de l'amoureux, du lecteur – et c'est ça qui est beau, ça qui est vrai, et qui dépasse la poésie quand elle se veut d'emblée poétique, plutôt que d'être, comme en deçà d'elle-même, une nécessité, une réflexion de la langue. Il n'y a pas plus poétique que ce qui ne cherche pas à l'être; pas plus littéraire que ce qui borde la littérature.

C'est le genre de lecture qui m'appelle aussitôt, parce qu'elle n'essaie pas d'impressionner par sa réussite, mais bien de parler vrai, dans l'incertitude et la vibration de ce que cela pourrait vouloir dire. C'est Paul Bélanger qui dit; en tout cas, s'exprime ce qui, dans ce nom et cet être, est le plus digne d'être retenu, le plus riche intérieurement, et trop méconnu pourtant. Grâce à la forme carnet, le lecteur a ce sentiment d'une voix qui saute par-dessus la narration, par-dessus la distance du vers poétique, pour venir parler directement à son oreille, sans censure ni fard, de ses mondes intérieurs, ses doutes, ses entêtements.

Il m'arrive de petites jalousies par moments, ou est-ce de l'envie? Mais je me recentre et poursuis mon travail. Le seul du moins que je me concède : le désir de reconnaissance n'est jamais bien loin. Tout de même, c'est une hystérie. On doit la combattre, ne pas céder à ce démon. Il en est qui font des choses plus visibles. Qui sont plus visibles. Tandis que le sens de mon propre mouvement est ce qui m'importe, en premier lieu. Cela vient du gémissement agonique. C'est le chemin qui me rend le plus fort, dans l'invisible, ou presque.

L'enjeu même consiste à ouvrir le cahier, à poursuivre la promesse qui traîne dans les marges. La promesse ou le vœu fait il y a plus de quarante ans. Tous les jours, tenir le chemin d'espérance.

À force, le cahier est le seul vrai lieu de mon intervention de poète, sans nier les livres.

Ça devient le chantier : entrer dans la lenteur du lieu et me livrer à comprendre ma disparition. Ce que j'appelle : travailler à mon oubli. (p. 69)

On est peu habitué à tant d'honnêteté, et on s'en trouve d'autant plus désarmé. Je ne crois pas qu'il y ait d'artiste qui ne soit traversé de ce désir de reconnaissance (ceux qui le nient sont les plus malhonnêtes, sans doute); mais il s'agit, justement, d'en être traversé et non pas habité. Ce désir qui passe, et que Bélanger reconnaît ici, rejette, et laisse passer. Mais ce que ça implique : l'acceptation d'une très grande solitude, pour garder le cap dans la noirceur, dans la quasi-invisibilité, et sur tellement, tellement d'années...

Et cette phrase très forte : «À force, le cahier est le seul vrai lieu de mon intervention de poète, sans nier les livres.» Le cahier qui aspire et recueille la densité intérieure du dire – et, comme par des vases communicants, ce qui va dans les cahiers ne va pas au livre. D'accepter que l'essentiel se perdra dans les cahiers, c'est donc accepter encore plus d'invisibilité, comme si les livres de poésie, et la poésie en général, au Québec, n'étaient pas déjà assez invisibles... Voilà qui demande une force de caractère peu commune, pour continuer à frayer son propre chemin d'incertitude, son tracé en bordure de toutes les ignorances.

(On aurait envie de dire à Paul qu'aujourd'hui, les cahiers peuvent s'écrire et se publier au jour le jour sur le web, que cela s'appelle aussi carnet, ou blogue, et qu'ainsi le choix est moins tranché, entre livre ou invisibilité, mais je crois qu'il aime ses cahiers de papier, où il peut aussi dessiner – le mouvement est le même, peut-être, qui tire certains vers le web, où les écrits, bien que visibles, ne sont pas cautionnées, et c'est très bien ainsi.)


On découvre un foisonnement d'être, à travers Le plus qu'incertain. Les souvenirs, le paysage-noyau de l'enfance, la maison familiale, la découverte de Rimbaud à 14 ans, l'interdit d'écriture et son dépassement. Les projets très anciens, comme Alex Alexandre, jamais réalisés, qui existent maintenant de se dire comme projets. Les positions, jamais assurées mais toujours assumées, sur l'histoire, la littérature, l'enseignement (ce qu'il peut, et ce qu'il ne peut pas), la poésie, ou encore – il faut bien que quelqu'un ait le courage de le dire – le slam, trop souvent squelette des formes versifiées éculées – et qui concurrence la poésie sur le terrain des festivals, entre autres (ça, c'est moi qui le dit). Les lectures des contemporains, de Pierre Nepveu, Jean-François Poupart, Geneviève Amyot et Jean Désy, beaucoup d'autres – et quand Bélanger lit, il lit en poète, ce qui me rappelle cette phrase, pour moi clé, de Heidegger parlant de Hölderlin : «En compagnie du poète, poétiser avec lui.» À aucun endroit du texte, en fait, il ne quitte son espace de densité, de replis de la langue. C'est toujours le même type de phrase, qui ne cherche pas à être poétique, pas du tout, mais reste dans le poétique comme dans le seul espace à même d'exprimer les écheveaux indénouables. À un endroit du texte, Bélanger dit reconnaître, dans ses lectures, l'unité de voix des autres, mais ignorer ce qui fait la cohérence de la sienne propre (l'impression de perte de sa propre voix, de non-identité, de démembrement douloureux : un sentiment que je connais et partage). Et pourtant, comme lecteur, on perçoit une telle continuité, une telle définition, dans le phrasé, la manière. La phrase de Bélanger semble toujours prête à s'effacer, à se faire échec – d'où qu'elle coupe souvent court, ou au plus court, et laisse entendre son silence entre les retours à la ligne. Ainsi termine-t-il le fragment «Pour une littérature de l'échec» (p. 147-148) : «Mais encore. L'histoire me tient en échec et elle ne tient qu'à cela même qui va mourir. Ce ne serait jamais qu'un départ précipité.» (p. 148) Comme si la phrase cherchait son propre précipice et n'utilisait que le minimum de mots qui lui permette de se rendre à ce bord (à l'échelle de «l'œuvre, cela se traduit ainsi : «Tout artiste ne devrait laisser que le minimum.» – p. 149). Et à la toute fin du Plus qu'incertain, c'est sur l'idée de l'échappement que la phrase s'envole dans sa chute :

J'ai tenté par ces mots de comprendre l'artisanat de mes textes, de mon engagement dans la création. On ne sait jamais très bien ce que l'on crée. J'ai voulu errer dans cette incompréhension, qui m'échappe et m'échappera.

Mais si tout reste encore à éclairer, un pas a été osé. (p. 210)

Le plus qu'incertain, c'est finalement l'incertitude même de ce livre qui, de n'être pas vraiment poésie, l'est peut-être d'autant plus, puisqu'il revient à la nécessité, à l'incertitude, au rapport à la vie et au réel qui fondent l'élan du dire. Un texte qui porte sur ce qui est sûr d'échapper, une phrase qui court vers cet échappement, laissant une trace dans son sillage...

Ce livre de plus de 200 pages, qui tire sa force de l'invisibilité, d'un chemin patiemment tracé pendant quatre décennies, ne serait-il pas juste qu'il jouisse d'un peu plus de lumière? Ou plutôt, à l'inverse, ne serait-il pas juste que cette masse d'ombre, d'incertain, mange un peu de notre lumière, de nos certitudes? Je le voudrais et le souhaite.

 

Paul Bélanger, Le plus qu'incertain, Montréal, Le Noroît, coll. «Chemins de traverse», 2017, 216 pages.

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