Des nouvelles de l'ours. Émergence des contours
Photo : Dempster Highway, Yukon.
J'ai parlé ici il y a presque un an du projet Oùrs (c'est le nom qui s'impose), une quête collective de la figure de l'ours sur les territoires. Ce projet est financé par le programme spécial Nouveau chapitre du Conseil des arts du Canada (pour le 150e du Canada). Y participent, avec moi, Laure Morali, Marie-Andrée Gill, Anna Lupien, Sébastien Ménard et Gwen Catalá.
Que s'est-il passé en un an? Nous avons voyagé. Nous avons séjourné. Nous avons écrit. Nous avons exploré. Nous avons tracé, pisté, traqué, chassé, cherché. Nous avons filmé. Nous avons photographié. Nous avons prosé et nous avons poétisé.
Un manuscrit maintenant existe, ainsi que des images photo et vidéo. Voici une esquisse de présentation du livre à venir :
Pourquoi cet accent tiré à l’oblique sur le nom de la bête? Et si c’était pour y tapir le «où» de la quête et faire signe vers l’horizon qui échappe ?
Quatre auteurs et une photographe entreprennent de « rafraîchir » la figure de l’ours en partant à sa recherche sur les territoires du monde : dans le Grand Nord québécois, dans les monts Uapishka, à Kukamessit, dans le Nord-Ouest canadien, les Pyrénées et jusqu’en Europe de l’Est.
Du nord au sud et d’est en ouest, ils arpentent nos devenirs et notre monde en métamorphose.
Nous sommes donc partis sur les territoires. J'ai été le premier à lever les voiles, fin juin 2017. J'ai voyagé à moto pendant un mois dans le Nord-Ouest canadien : nord de la Colombie-Britannique, Yukon, Territoires du Nord-Ouest, Alaska. Ç'a été une aventure incroyable, une quête de la bête sur les highways sauvages, toujours à l'orée des forêts... Chaque matin, dans les campings, téléphone et clavier Bluetooth sur les genoux, j'écrivais. En est sorti un drôle de western peuplé de corps et de rencontres.
La traînée de terre
rude nous porte
au-dessus des falaises
sans garde-fous.
Secs et cendrés,
comme les forêts du Nord
nous allons.
Derrière nos motos
furieuses se dressent
de longues queues de poussière.
(Mahigan Lepage, «Queue de poussière», texte du projet Oùrs)
Ensuite, en septembre, Sébastien a marché dans les forêts des Pyrénées, en éveillant des récits d'anciens voyages en Europe de l'Est, à la recherche du sens de l'ours dans l'urgence du monde.
Nous venions de traverser le continent. Nous cherchions un sens à beaucoup de choses. Nous cherchions à apprendre ce dont nous avions besoin pour poursuivre : cultiver, construire, vivre dans un village de 150 habitants, au bout d’une piste. Nous cherchions. Nous cherchions notre ours. C’était notre façon de nommer cette quête.
(Sébastien Ménard, «Ors, ork, ursus», texte du projet Oùrs)
Puis, pendant la saison des affûts, Laure Morali est retournée à Kukamessit, sur le territoire traditionnel de chasse des Innus, où elle était déjà allée dans La route des vents, à la recherche cette fois des ombres et du «vieil homme».
Nous avons du vieil homme dans nos cheveux blanchis. Sa graisse sidérale diluée dans nos chairs depuis les premiers temps du monde nous soigne encore aujourd’hui sous des abris en forme de caverne, tapissés de sapin.
(Laure Morali, «Le Vieil Homme», texte du projet Oùrs)
À la charnière de l'automne et de l'hiver, Anna Lupien, quant à elle, s'est rendue à Ivujivik, dans le Grand Nord québécois, où elle avait déjà séjourné quand elle était adolescente. Elle a renoué avec les gens de là-bas, a exploré les désirs et les peurs, les paysages et le village, à travers une relation à l'ours qui résume les tensions d'un monde heurté par le Sud. Ses photos formeront l'un des cinq récits du livre, au même titre que nos textes en mots. Aussi, elle a sans doute, dans ce qu'elle a perçu avec sa caméra, assez de matière pour faire un film, un moyen-métrage qui ajouterait une dimension imprévue et heureuse au projet Oùrs.
Marie-Andrée Gill, enfin, a attendu l'hiver pour aller séjourner en solitaire dans les monts Uapishka (connus comme les «monts Groulx», dans ce qu'on appelle «l'Œil du Québec»), pour y écrire une poésie lovée dans la chaleur de la tanière ursine :
Je me réveille dans le ventre de Mashk.
La charpente du toit est sa cage thoracique.
À gauche, le poêle son cœur de fonte.
Avec pour allié le mot «lentement»,
j’habite sa tanière et je me laisse digérer
de ma naissance multiple d’épinettes noires,
de dispersements et d’accroires.
(Marie-Andrée Gill, «Uatashkᵘ», texte du projet Oùrs)
Nous voyons une unité, dans cet ensemble de textes – qui sera bientôt complété par le texte photo d'Anna. Unité, ou continuité par la quête, bien sûr, par la présence forte du territoire, mais aussi par la langue : une langue qui mélange prose et poésie, qui furète le symbole et le mythe au creux du réel le plus prosaïque. Où, l'ours? Dans le monde, dans le temps? En soi, en nous? Dans nos quêtes, nos désastres? La question ouvre le dehors, ouvre le dedans, et ne se referme pas de tout le livre.
Dans sa forme originale, le projet devait se conclure en septembre de cette année. Or, il y a eu un événement heureux : la naissance d'un ourson nommé Raoul parmi les participantes du projet, et nous avons par suite obtenu de repousser l'aboutissement à l'an prochain. L'ours sortira donc de la forêt en septembre 2019, finalement. Il y aura le livre, dont j'ai parlé. Il y aura un spectacle de lectures avec musiciens et projections. Il y aura le site Web, qui sera une véritable création (non pas un site informatif) forgée par Gwen Catalá (expérience géolocalisée avec textes, extraits sonores, visuel, etc.). Il y aura une exposition des photos d'Anna et, si film il y a, la présentation du moyen-métrage d'Anna.
Plus d'un an encore avant que le tout devienne visible, mais on voit déjà émerger les contours de la forme, de la figure, et c'est un sentiment très grisant que nous partageons tous, je crois. D'autant plus que nous venons de trouver un éditeur (yé!) – un collectif d'édition, en fait, avec lequel nous ferons corps. (J'en reparlerai dans un billet prochain...)
Car l'ours est un corps : collectif et pourtant entier.