Ancres, murs, & briques
Date inconnue.
L'impression d'entrer dans un nouveau cycle. Je crois aux cycles de sept ans (pourquoi? je ne sais pas, ce n'est qu'expérience, et aussi le sentiment que c'est un chiffre plus juste que la froideur métrique du 10) – mais je dis bien cycles, au pluriel, et les boucles se chevauchent et se croisent (il y a quatre ans, je m'en souviens, et c'est là que j'avais eu le pressentiment de la mesure des sept ans, une boucle s'était fermée, qui m'avait fait naître à l'écriture, mais devait se casser, douloureusement, pour laisser le champ libre à de nouvelles lancées). Il y a un cycle que j'ai amorcé il y a six ans exactement : en juin 2012, je vendais la moitié de mes affaires, je planquais l'autre dans une grange, je me débarrassais de mon appartement, de mes obligations, et je partais en Asie, à l'aventure. Mais le mouvement s'était dessiné un peu avant; la décision de partir, je l'avais prise en décembre ou janvier, je crois. Ça fera donc bientôt sept ans, dans six ou sept mois, et déjà la transition s'annonce, une boucle émerge dans la chute de l'autre. Presque sept années d'errance, d'un nomadisme que je dirais radical – radical il l'était, surtout au début, où je m'imaginais vivre ainsi, n'avoir rien d'autre que mon sac, mes outils d'écriture et de lecture, rien que cette vie pour toute la vie, peut-être. Les idées se sont déplacées, certaines se sont brisées, sous les coups répétés du réel, parfois très vite (les premiers mois, beaucoup de réalisations, de redéfinitions), puis plus lentement (des ancres jetées, mais en gardant toujours à vif l'horizon d'une vie qui ne serait jamais mise à demeure). Il y a eu un retour, dans le choc et les difficultés, qu'on a surmontés sans trop y croire, parce qu'il le fallait bien – mais derrière la tête, toujours cette idée d'une vie non posée, d'un pied gardé sur le sol de la Thaïlande, d'un là-bas pour l'acte du vivre, et pour l'acte d'écrire. Et maintenant? Peut-être la compréhension que, comme me l'écrivait Sébastien il y a quelques jours, on n'y coupe pas. Les années libres sont derrière moi; elles venaient de circonstances particulières, d'une transition qui rendait le détachement possible, d'une vie peu chère de sac à dos, et du mépris de toute épargne, de toute réserve pour l'avenir, mais je savais au fond, même vivant cette vie, qu'elle aurait une fin. La fin est venue, et même demeurant à Chiang Mai, comme l'hiver dernier, je travaille tant, parfois, qu'à peine je vois le monde autour. C'est en partant au Vietnam que je m'en suis rendu compte avec acuité : soudain le monde me reparaissait, je voyais affleurer ce qui m'excite à créer, les chargements, les transports inouïs, les mains et le travail, les matières et la route. Alors je me dis que, plutôt que de chercher à vivre là-bas, pour l'instant, il faudrait que je retrouve l'élan d'aller, simplement, et qu'ainsi je retrouverais ce sentiment, ce grand émoi qui me souffle à la création. Beaucoup a changé, en sept ans : je ne suis plus complètement un touriste, en Asie du Sud-Est, en Thaïlande surtout, puisque j'en parle la langue, mais dans les autres pays, de même : j'ai des années de pratique de la marche, du regard, du voyage, de l'écriture aussi (pour mon approche du monde, Big Bang City reste un socle, et si le projet Matière monde finit par émerger, ce sera comme un nageur pousse des jambes la paroi d'une piscine entre deux longueurs : s'en servant pour se propulser, et pour s'en éloigner en même temps). Peut-être, finalement, une vie plus ancrée ici, à Montréal, une communauté de littérature et de voix (ça se dessine, se prépare), et, deux mois par années, trois parfois, peut-être (tant de peut-être dans ce texte), des virées pour aller se frotter au monde et en cueillir la matière. Peut-être. Pour les sept prochaines années...
Vieille maison un peu décrépite à vendre dans Pointe-Saint-Charles, dans un cul-de-sac près du chemin de fer : le rêve. Une simple pancarte À vendre par le propriétaire. On appelle : « J'ai mis la pancarte il y a seulement trois jours et j'ai déjà reçu 20 appels. J'ai eu une offre, mais c'était une offre conditionnelle, je n'aime pas ça. » Traduire : seulement un riche, probablement un investisseur ou un promoteur (qui n'a nulle intention de vivre là), pourra acheter cette maison, cash (plein aux as, il n'a pas à vendre sa propriété pour acheter celle-ci, c'est donc sans condition). Le sentiment parfois, devant ces murs dressés, que le monde est structuré pour éviter les raccourcis, pour éviter qu'on y coupe, justement, et qu'on grimpe. (Et pourtant, on ne désespère pas, on a toujours trouvé le moyen de moyenner, même quand on nous disait qu'on ne pourrait ou devrait pas, on a toujours su fabriquer notre chance, sauter notre rang, se faufiler dans une brèche entre les murs...)
Et pourquoi cette envie soudaine de fer et de brique?
Photo : Train filant dans les friches à Pointe-Saint-Charles.