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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Horizon, tunnel, & disponibilité

Date inconnue.

 

Non, les années libres ne sont pas derrière nous. On voit mal parfois, dans le virage, dans l'agitation des remous, le paysage qui se dessine au détour du méandre. On avait l'impression d'être si loin du but – non pas du but, on n'arrive pas, mais d'une paix, d'un cours plus tranquille, moins occupé, moins agité –, si loin quand on en était si près : ce qui a été tenté, travaillé, pagayé toutes ces années n'aura pas été vain. Peut-être – peut-être – que tout ce temps, les années laborieuses, la rivière intranquille avançaient, secrètement avançaient, courants de fond, sous l'immobilité de surface, sous l'inchangé des paysages. La patience manquait seulement, pour attendre les étés, et que les eaux descendent et se calment. On aura tant couru après cette indépendance qui échappe, à se demander parfois si ça en vaut la peine – on reprend cœur maintenant, on pagaie plus vaillamment, qu'on voit enfin le paysage s'ouvrir en aval. Horizon quarante – c'est une promesse à part soi, ou plutôt une sorte de vœu, une soif, qu'à cet âge j'aurai apaisé cette part-là du vivre, qu'elle ira rondement, et que plus de place reviendra (pas toute la place : il ne faut pas rêver) à l'écriture, à la lecture, aux langues et au voyage. Je garde auprès de moi ce projet que j'appelle Matière monde (le titre changera peut-être plus tard), et qui demande de retourner à ce qui m'éveille, sur le temps long : les pays brassés, les villes ébouriffées, les merveilles ordinaires dans l'angle mort de notre temps. Je le commencerai sans doute cette année ou l'année prochaine; c'est un projet sans terme, inachevable, ouvert aux deux bouts – mais pour le faire, il faut quand même l'articuler au temps humain, lequel passe vite, on s'en rend mieux compte en vieillissant (J'ai la trentaine à bride abattue dans ma vie), vingt ans de Matière monde et j'en aurai presque soixante. Il est bientôt temps – de passer le méandre, de laisser amont le temps du souci, de pagayer à un autre rythme, mais fort, mais régulier, le temps de la disponibilité.

 

Trois semaines d'écriture, révision, gonflement d'Hippique – ça prend toute la place, ça remplit la totalité de l'espace mental, il n'y a plus que ça. On repousse les courriels, les demandes, les ci les ça, on n'arrive même plus à lire – j'ai ouvert quelques bouquins, les ai vite refermés : il y a le danger de la contagion (on peut grappiller, mais si on plonge dans le livre, dans l'état où on est... trop sensible, trop vulnérable); il faut persister dans sa propre langue, continuer de creuser le tunnel, se couper de tout, se mettre des œillères. Et le soir, qu'on s'interdit de lire, on ne sait pas trop quoi faire de sa peau – parfois on marche, on va prendre une bière, on regarde des mauvais films : Plus c'est mauvais, mieux c'est, disait Thomas Bernhard. Cette révision finie, quelle faim de livres se réveille...

 

Belle nouvelle, cette résidence au Banff Centre – sept semaines dans les Rocheuses en mars et avril, dans une cabane au milieu des grands arbres, une bulle en forêt, à lire, écrire, rencontrer, retravailler peut-être (justement) la disponibilité.


Photo : recoin oublié de Pointe-Saint-Charles.

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