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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Si on effondre la distance

Date inconnue.

 

Il y a – il y a peut-être des murs qui craquent. Des lézardes qui apparaissent là où on ne les attendait pas. On a suivi de loin – suivi, non, mais comment ne pas les voir? – ces débats sur l'appropriation culturelle et la liberté artistique. Des débats qui me dépassent, pour l'essentiel, et je n'arrive pas à m'exprimer avec la certitude que d'autres affichent, et dont ils s'autorisent pour s'indigner, ou pour pester contre ceux qui ont une opinion – une certitude – adverse. Me dérange, dans ce débat en particulier, qu'on saute si vite à l'éthique, alors que, pour moi, en art, c'est dans l'esthétique, dans le rapport au réel réinstauré dans la forme, que s'enracinent l'éthique et le politique. Ce n'est pas une posture d'esthète que de dire cela, c'est même tout le contraire; position beaucoup plus proche – nom inévitable, quand on aborde ces questions – de l'approche de Jacques Rancière, qui a montré comment l'esthétique (les formes, les voix, les mots et leur disposition sur la page, etc.) est politique. Toute discussion qui saute directement à l'idée (à l'idée politique ou éthique), sans en passer par le travail de la forme ou du rythme, ramène l'art au rang des discours de la cité et en manque la particularité : l'art baigne dans les idées, bien sûr, mais il n'ouvre pas de voie directe vers l'idée, il n'a pas le tranchant de l'opinion politique ou du jugement éthique. C'est dans la pâte de ses formes qu'il réarrange l'ordre du monde, qu'il réordonne les temps, les rapports, les espaces et les matières.

Ce serait une question de plan. Si on demande si telle approche artistique est bien ou pas, condamnable ou pas, devrait être ou pas, est motif d'indignation ou pas, je suis perdu, je ne sais pas, ça me dépasse – je n'arrive pas à exercer un tel jugement. Mais si on reporte le problème sur le terrain esthético-politique, ce sont des questions qui m'apparaissent importantes, cruciales même – des écheveaux qu'il faut sinon démêler, du moins nommer. Quelles questions? Celles-ci : peut-on encore prétendre comprendre l'autre? savoir l'autre? pénétrer en l'autre? Quand je dis l'autre, je ne parle pas vraiment (ou pas seulement) de l'autre culturel (le culturel n'a jamais été mon domaine, j'ai toujours eu du mal à m'identifier à une culture, mais je reconnais bien sûr que c'est un terrain esthétique important, nécessaire pour certains, dans certaines conditions historiques, y compris aujourd'hui); je parle de l'autre en général : de tout autre, y compris son voisin, son frère, sa sœur... En fait, c'est une question épistémologique, une question de savoir : que sait-on, que peut-on savoir, aujourd'hui? Ce ne serait pas une question littéraire? Si. Pour moi, la littérature ne sert pas à créer du beau en soi, à s'amuser, à jouer, à se divertir ou à divertir les lecteurs; elle fait partie, à l'intérieur du domaine de l'art, de l'un des trois grands champs de recherche, de tentative de connaissance, de questionnement du monde, selon Gilles Deleuze (aux côtés de la science et de la philosophie). On écrit pour chercher à comprendre le monde, pour creuser le monde comme problème. Madame Bovary n'est pas un «roman» au sens où on l'entend aujourd'hui; c'est un laboratoire de compréhension du social dans une époque. Or, à l'époque, l'objectivité s'inventait et perçait dans le champ épistémologique; ainsi, le regard objectivant de Flaubert était un regard de savoir dans le XIXe siècle. On pouvait croire, à l'époque, condenser des types sociaux dans des personnages, les inscrire dans un milieu, et observer les réactions du social (comme on dit d'une réaction chimique). Le savoir de l'époque autorisait, même en restant à distance, à l'extérieur, à accéder à la connaissance, ou du moins à la chercher – une connaissance historicisée, comme à toutes les époques.

D'où le problème que j'ai avec le roman tel qu'il est conçu à notre époque. Il semble que les romanciers, malgré toutes les ruptures épistémologiques du XXe siècle, aient conservé cette capacité quasi divine de pénétrer en l'autre. Voici un homme romancier; il invente un personnage féminin, se glisse dedans, le fait évoluer dans des intrigues de sa fabrication. Qu'est-ce qu'il sait de l'être-femme? À peu près rien, bien sûr. Je croyais que c'était admis, à notre époque, à tout le moins : qu'on ne sait pas l'autre. Attention, ce n'est pas seulement une question de genre ou de culture. Voici une femme romancière; elle invente un personnage qui lui ressemble, une héroïne qui a une vie semblable à la sienne; ce pourrait être son amie proche. On peut dire de cette auteure qu'elle écrit à partir de ce qu'elle connaît (elle-même ou presque, sa vie ou presque), et pourtant... Même ceux qu'on dit ou qu'on croit proches, semblables, le sont-ils vraiment? Que sait-on de leurs pensées secrètes, de leur expérience, et surtout de leur perception de leur expérience? Ils peuvent vivre la même chose que soi-même, et cependant l'éprouver d'une manière complètement différente. Et puis, de toute façon, même si ces romanciers fabriquent un narrateur ou une narratrice qui leur ressemble (c'est souvent le cas), que savent-ils des autres personnages qu'ils font parler et agir dans la fiction, en les animant comme des marionnettes? De toute façon, la fierté des romanciers, c'est souvent de prétendre sortir d'eux-mêmes, s'arracher à leur ego, contrairement à ceux qui font de l'autofiction, parce que, disent souvent ces romanciers en entrevue, Je ne me trouve pas intéressant.e. Noble idée, sans doute, mais voilà l'ennui : en prétendant savoir l'autre, pénétrer en l'autre, ces romanciers ne parlent finalement que d'eux-mêmes. Puisqu'ils ignorent leur ignorance, ils croient connaître l'autre (c'est leur privilège de romancier) et traduire cette connaissance dans les dialogues, l'agir, etc. Même si on a, pour l'essentiel, laissé tomber l'omniscience, on continue de fabriquer de l'autre comme si on avait la moindre idée de son expérience. Or, ce faisant, on ne fait que projeter sur ses personnages une image de soi-même, puisque chaque personne n'est en fin de compte, non pas dans sa relation au monde mais dans son moi, qu'un petit paquet de croyances et de préjugés. Qu'il invente un personnage féminin, c'est lui; un personnage écrivain, c'est lui; une fillette, un garçon, c'est encore lui; un itinérant, le voici. Ce ne sont jamais que des avatars du moi; qu'est-ce que le moi finalement, qu'une prétention au savoir? Quand, au contraire, la réalité nous submerge, l'incertitude nous dépasse, le moi se rétracte.

Des romanciers diront : «Je sais que je ne sais rien de l'autre. C'est pourquoi j'écris de la fiction. La fiction est ma solution: elle m'autorise de tout.» Peut-être bien. Et d'ailleurs, chacun a bien le droit de faire ce qu'il veut; on n'est pas obligé de prendre au sérieux le problème du savoir à notre époque. Seulement, pour ma part, je préfère les textes qui creusent les problèmes, j'aime les nœuds et les écheveaux, j'aime les auteurs qui prennent l'écriture au sérieux – ce qui jamais n'empêche le rire, ni même l'imagination. Si on ne sait pas l'autre, et qu'on prend au sérieux la question du savoir, que faire alors? Tout récit ne sera-t-il que la projection de la subjectivité de son auteur? Peut-être... En tout cas, la première étape serait de comprendre la relation, d'admettre que l'on n'accède jamais au monde sans s'y mêler soi, sans y entortiller son propre regard. Plutôt que d'écrire le réel ou l'autre (chose impossible), il s'agit d'écrire le rapport au réel et à l'autre. La relation, le rapport, c'est le domaine de ce qu'on appelle parfois le récit. Non, le récit n'est pas simplement un «texte qui raconte des événements vécus»; cette définition, du genre «Prix du récit Radio-Canada», est très pauvre. Le récit n'est pas un genre, pas même un «genre sans genre» comme l'était le roman selon Rancière; c'est la langue et le raconter dans le domaine de l'insavoir, du regard, de la relation et des voix. C'est du narrer sans le saut à la fiction. C'est une approche, une question : comment écrire, comment raconter quand on sait qu'on ne sait rien de l'expérience de l'autre? Une pensée trop simple dirait : voilà, si on suit cette logique, on ne peut écrire que soi-même, puisque c'est tout ce qu'on connaît. À cela je répondrai : et encore! Se connaît-on vraiment soi-même? En fait, ce genre de mur n'est pas la fin du problème, mais sa forme. Il faut apprendre à écrire dans la recherche, dans le doute, à partir des bribes incertaines qui nous sont données. Il faut avancer à pas d'oie dans cet espace de doute. On peut aussi faire entrer des voix, des voix autres, témoignages, écrits, dires et dits de ceux qui vivent des expériences qu'on ne saurait soi-même percer. Dans la multiplication des voix (pas des voix inventées; des voix recueillies), à travers le prisme des perspectives, les figures du récit prennent en relief. Ces figures seront-elles vraies pour autant? Tout ce qu'on pourra dire, c'est qu'elles ont été dessinées dans le cumul des regards. On peut aussi laisser le champ entièrement libre au doute : dire, redire, répéter qu'on ne sait pas, et le livre devient cette fleur de doute. On peut imaginer, oui, du moment que l'on dit que l'on imagine : Je ne sais pas ce qu'il a pu penser à ce moment-là, mais j'imagine que..., puis rien n'empêche d'entrer dans cette imagination et d'y rester, de la développer, d'en faire un récit en entier. Sinon, ce n'est pas honnête. Rien n'empêche non plus d'aller dans l'histoire, dans l'archive, et de faire le même travail à partir des fragments de vies qu'on en extrait. On voit bien que le récit ne se limite pas au domaine du moi. Ce qui semblait un mur fermant était en fait un mur ouvrant : de l'autre côté, tout un domaine s'ouvre, avec ses paysages et ses possibles.

Il se peut que les débats actuels aient bien peu à voir avec ce dont je parle ici. Je sais que beaucoup de critiques de l'appropriation culturelle ne tirent pas de telles conséquences de leur position; souvent, ce sont des romanciers, et ils défendront la fiction, la fabrication de l'autre, en certaines circonstances (si on est queer, on a le droit de fabriquer un personnage queer; si on est issu de tel groupe culturel... etc.). Ceux-là sont bien plus affirmés que moi idéologiquement, mais bien moins radicaux esthétiquement. Si on accepte que l'on ne peut pénétrer en l'autre, alors il faut en tirer toutes les conséquences, sauf à placer la littérature en dehors du champ de la recherche de savoir, du questionnement du monde. De cette esthétique de l'insavoir, de la relation, du rapport et des voix, quelle politique se dégage? Difficile à dire, tant on a le nez dans notre époque. Je sens, en tout cas, que ce n'est pas sans conséquences politiques : si on effondre la distance, si on effondre la prétention au savoir, on effondre aussi le jugement, et, partant, bien des rapports de pouvoir dans le social, il me semble. Inutile de rappeler que les mêmes ruptures épistémologiques ont eu lieu, et ont encore lieu, en science, où le regard se resserre sur la relation, la perception de l'expérience, etc. Je ne sais pas si ces débats annoncent une telle bascule esthétique et politique, l'effondrement de la distance, du roman comme prétention au savoir et comme fabrication. Ça se prépare depuis longtemps. C'est non linéaire, c'est filigrane, c'est souterrain parfois. C'est Duras, c'est Michon, c'est encore et c'est déjà. Ces débats, ces lézardes nés sur un autre plan, sur un autre pan de mur, si étranger, il me semble, à la politique de la littérature – est-ce que ces lézardes grandiront, se propageront aux autres murs? Annoncent-elles enfin le vacillement de l'édifice en entier? Je ne sais pas.

Je sais seulement ceci : il n'y a pas de licence pour le doute.


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