Virage, gravité & amitié
2018.
Trois semaines en Équateur – et un nouveau virage pris, qui se préparait depuis environ un an. C'est si solitaire, écrire, que ce qui nous apparaît comme un virage majeur (mais pour soi seulement) n'a aucune extériorité, aucune résonance dans le dehors – pas même pour deux, trois autres personnes, comme ce doit être le cas dans d'autres milieux, quand on travaille en équipe restreinte à des projets, par exemple. Rien. C'est une décision tout intérieure, indifférente – mais qui change tout pour son propre chemin. J'écris ça ici, parce que c'est une sorte de journal, qui n'a rien de quotidien, tant s'en faut, mais que j'appelle ainsi parce qu'il s'agit d'y faire réflexion, de tirer la peau hâve qui bat entre la vie et l'écriture. Ce virage? J'ai encore du mal à en parler, mais je peux dire la nécessité. La nécessité de tourner le dos au texte clos, d'entrer dans une forme ouverte, inachevable, pour y respirer. Parce que, dans notre époque, il y a d'autres possibilités – il y en avait à toutes les époques, mais pourquoi ne pas saisir celles d'aujourd'hui? Le temps de la clôture me pèse. La récupération (mondaine, commerciale, d'actualité) du texte clos me pèse. Le temps haché des projets achevés me pèse. Ce n'est plus assez. J'ai besoin d'un chantier où je vais m'installer pendant des années, des décennies, sans clôture, sans finalité, sans coup de gong. Oh, je vais encore publier quelques livres, sans doute : il y a des textes en cours, un essai en travail avec un éditeur... Mais au-delà de mes quarante ans? Je ne sais pas; plus beaucoup, peut-être. Il y aura ce chantier, si j'arrive à le tenir (je crois que j'y arriverai), qui prendra de plus en plus de place, un chantier pour échapper au temps – échapper à des mots comme «mes quarante ans». Voilà la nécessité. On se sent vieillir – je ne dis pas que je me sens vieux, je sais bien que je ne suis pas encore vieux, je dis que je me sens vieillir, et je le ressens de façon aiguë, je sens le terme, de plus en plus, et l'inachevable est une façon de lutter contre le terme. Il faudra renoncer à beaucoup de choses – on travaille là-dessus, intérieurement, on continue d'abattre ses désirs petits, on se prépare pour un grand chemin d'obscurité. On le rendra visible, pourtant, ce chantier, sur le web : ce sera à qui veut aller y voir. Je l'envisage comme une masse : que j'écrive un texte en 2019, en 2025 ou en 2038, ce ne sera jamais le début, jamais la fin, mais toujours la même densité, dans un temps arrêté. Est-ce qu'on ne cherche pas toujours à effacer l'ardoise? À écrire contre ce qu'on a écrit auparavant? Ce chantier, il recadre mon travail des dix ou douze dernières années : il l'achève, pour mieux s'ouvrir. Et pourtant, en écrivant des ébauches, en septembre en Équateur, je sens cette écriture si près de mon premier texte (Relief) – comme si, du premier au [dernier?], sans commencement ni fin, c'était la même boucle, le même texte qui s'écrivait, ignorant toute clôture.
Une sorte de désespoir espérant, de gravité du monde qui chauffe; le ciel noir des cinquante prochaines années, le mot «terminal» qui vient; l'impossibilité d'en être sauf, d'écrire en dehors de cet horizon, désormais...
Touché au cœur par Alberto et Carlos, immigrants vénézuéliens rencontrés à Manta, en Équateur. J'écrirai à partir de, mais alors ce ne sera pas eux, évidemment. Il faudra aussi que j'en parle.
Photo : en survolant les Andes en rase-motte.