Il n'y aurait plus de murs que circonstanciels
Petite réflexion sur les cadres et la vie en dehors des
Date inconnue.
M'étonnera toujours la facilité avec laquelle certains acceptent les cadres. Le cadre des genres – roman, poésie et autres –, au lieu de chercher l'entre-deux, l'à-côté, le non-genre, l'éclatement ou l'après; le cadre des institutions, leurs règles, leurs joutes, leurs inerties; le cadre de la grammaire, des règles strictes de la langue, comme si elles étaient éternelles, et comme si notre tâche était de s'en faire les serviteurs et non pas les bousculeurs vivants. Toutes choses inamovibles, acceptées, dont les limites ont été découpées par avance pour nous. C'est là que passe la ligne de partage, pour moi, entre ceux que je considère comme des artistes (ils n'ont pas tous une œuvre au sens commun du terme) et ceux qui, au contraire, semblent taillés sur mesure pour s'insérer dans le cadre de l'époque. Le milieu des premiers est le monde; celui des seconds, le mondain.
Non que je crois qu'il n'y a aucun artiste qui habite les cadres; je sais la contrainte du réel, et qu'elle oblige à des compromis – quoique pour certains, il ne semble pas y avoir de limite à la compromission... Mais lorsqu'on est à l'intérieur des murs comme un poisson dans l'eau, lorsqu'on ne ressent pas le besoin d'en sortir (le besoin, ou le simple vouloir), lorsque sont absents la colère, l'insatisfaction, le désir d'assaut contre la frontière, on me chantera ce qu'on voudra, on écrira tous les livres qu'on voudra, on ne me fera pas croire que ça bout très fort là-dessous (et le plus souvent, les textes confirment ma présomption).
Après, si on s'accommode bien des cadres, ou même si, non contents de s'en accommoder, on en est enchantés (ça s'est vu : ces entrevues dans un journal plus tôt cette année, où on disait à quel point l'époque littéraire est formidable, et dépourvue d'angle mort), on serait bien fous de tenter d'en sortir. Personne ne s'arrache aux cadres en se forçant, même si cela demande beaucoup d'efforts. Et puis, en dehors des cadres, qu'est-ce qui nous attend? Pourquoi les écrivains (ainsi s'appelaient-ils autrefois), les vrais artistes, ont presque toujours des parcours biographiques cahoteux? – sauf quelques notables exceptions, Mallarmé par exemple. C'est parce qu'ils ont cherché toute leur vie à échapper aux cadres, parce que la seule existence qui leur paraissait possible était une vie indépendante, particulaire, mais ce genre de vie n'est pas de tout repos. Les naïvetés qui expliquent les vies bizarres (c'est-à-dire non communes, non cadrées) de beaucoup d'artistes en rapprochant l'art de la folie ne disent à peu près rien du pourquoi. Rimbaud ne court pas l'Abyssinie parce qu'il est bizarroïde (il ne l'est pas), mais bien pour échapper aux cadres qui lui sont proposés en France (devenir professeur, s'inscrire bien bourgeoisement dans le milieu littéraire, ou autre). Il cherche une vie indépendante, hors cadre; peut-être même qu'au début de sa cavale, il cherche l'aventure, mais le goût lui en passe vite, je crois. Bientôt, il cherche plutôt la paix, la paix dans l'indépendance, et ne la trouve pas; d'autres cadres le rattrapent, qu'il fuit successivement; et à force de se démener dans sa quête, à force de traverser cette existence cahoteuse, harassante et hasardeuse – la seule pour lui possible, pourtant –, il s'épuise, il se rend malade, et finit comme on sait.
Non, ce n'est pas une vie facile, de ce côté-là du mur. Mais pour ceux qui ne savent supporter les cadres, quelle vie à l'intérieur des remparts? – une existence réfrénée, insatisfaite; une vie d'inhibition, comme dirait Henri Laborit (Éloge de la fuite). Non, vraiment, les plus heureux, ou devrais-je dire, les plus paisibles, ce sont ceux qui vivent dans les cadres et y sont bien. À moins que, profondément, personne n'y soit vraiment bien? Sinon, pourquoi y a-t-il autant de films et de livres qui mettent en scène cette inadéquation aux cadres? Je pourrais donner mille exemples... Est-ce dire que le besoin du décadrage serait présent chez chacun? – seulement, ce serait le mécanisme de répression qui ferait défaut chez certains, comme un ressort brisé dans une horloge? Le cantonnement dans la sphère du genre, par exemple, serait une transaction réussie avec le réel : on se restreint, et en échange, on profite de la légitimation qu'apporte l'institution du genre (un jour, un écrivain m'a dit qu'il avait abandonné son projet en prose parce que son livre de poésie avait bien marché, et qu'il comptait donc écrire plus de poésie : voilà ce que j'appelle une transaction réussie avec le réel). Il n'y a peut-être pas assez en ce monde de losers magnifiques et tendres.
Que se passerait-il si les horloges de tout le monde, tout à coup, se détraquaient magnifiquement? Il n'y a pas de raison de croire que ce sera demain la veille, mais on peut rêver. Je ne crois pas que ce serait le chaos complet que la peur annonce. Les cadres ne disparaîtraient pas complètement, mais ils seraient moins imposants, sans doute; ils se feraient mouvants, vaporeux; constamment repoussés, redessinés, dépassés. Il n'y aurait plus alors dans le monde de murs que circonstanciels...
Pour remonter l'affluent de cette réflexion, voir le fleuve colère, Le Noroît, 2017.