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Photo du rédacteurMahigan Lepage

«Quand poème et voyage se sont rencontrés». Henri Michaux, «Les poètes voyagent»

Date inconnue.

 

Parmi les auteur.e.s que je pratique, Henri Michaux est peut-être le seul dont je ne me lasse jamais. Je crois bien avoir lu son œuvre en entier, ou peu s'en faut. Me plonger dans Michaux ne me demande absolument aucun effort, non parce que c'est une lecture facile, mais parce que c'est une lecture jouissive, pleine de découvertes et d'humour (quand j'enseignais à l'université, une étudiante m'avait dit : il est flyé – c'est ça). Si je n'avais rien d'autre à faire, je passerais bien le mois qui vient à relire tout Michaux; si son œuvre était plus longue, j'y passerais quelques années, que ce ne serait pas du temps perdu.

Le texte recopié ci-dessous fait partie du livre Passages. On a l'habitude de dire que Michaux est un poète. Il l'est en partie, sans doute, mais ses textes sont avant tout des explorations, des recherches dans l'espace du dedans. La langue Michaux est très plastique : tantôt blocs de prose, tantôt éclats disséminés sur la page (Misérable miracle), parfois vers, elle se coule dans la forme que la découverte impose. Quel poète aujourd'hui écrirait un texte comme celui-ci? Ou bien, il ferait monter la mayonnaise pour en faire un essai... À l'inverse d'eux, Michaux n'est pas dans le genre.

«Les poètes voyagent». La mémoire de ce texte me trottait dans la tête depuis un petit moment. De Saïgon, Anh Mat a eu la gentillesse de m'envoyer des photos des pages de son exemplaire de Passages (je n'ai pas le mien en Thaïlande). Je me rappelais surtout cette idée forte : un jour, la poésie s'est rendu compte qu'elle n'avait pas besoin du réel, qu'elle pouvait être partout à la fois, sauter d'un pays à l'autre sans effort, etc. Et pourtant, Michaux fait volte-face à la toute fin : on s'est lassé de cette littérature enivrée de sa propre puissance (Michaux pense au surréalisme, c'est sûr); il lui manque le réel, il lui manque le parcours... Cette chute, écrite en 1946, semble presque contemporaine – et elle dépasse le poème, et elle dépasse le voyage : elle pose la question de la littérature et du réel. Comment écrire une littérature qui n'est pas que rêve, et qui n'est pas que toute-puissance fictionnelle ou poétique? Une littérature frottée au réel, sans la naïveté des récits de vie ou de voyage au premier degré? Une littérature qui, au lieu de surgir de l'imagination enfiévrée de l'auteur.e, surgit de la traversée du réel?

 

Henri Michaux, «Les poètes voyagent», dans Passages

Les poètes voyagent, mais l'aventure du voyage ne les possède pas.

La passion du voyage n'aime pas les poèmes. Elle supporte, s'il le faut, d'être romancée. Elle supporte le style moyen et le mauvais, et même s'y exalte, mais elle n'aime guère le poème. Elle se trouve mal dans les rimes.

Même en des temps riches, où l'enthousiasme homogénéisait les hommes et rendait les poèmes plus «uns», à l'époque des romantiques, elle préféra leur prose à leurs poèmes.

S'il lui arrive d'avoir grande allure dans Chateaubriand ou dans quelque autre seigneur de la littérature, elle trouve plus souvent sa note juste, et qui vous frappe, dans un marchand, un aventurier, un embrouilleur aux cent métiers, qui la transpire et révèle en quelque naïf propos qu'Elle le tient souverainement.

Sans doute n'est-elle pas séparable de la poésie, mais elle ne voit pas sa poésie dans les poésies. En somme, elle préfère la mauvaise compagnie.

Il ne semble pas davantage qu'elle ait élu les Français, quoiqu'elle en ait fait trotter rudement quelques-uns. Mais, pour ce qui est de leur poésie, elle trouve qu'ils ne se laissent pas assez faire...

Quand poème et voyage se sont rencontrés, la rencontre n'a généralement pas été heureuse, ni féconde à ce qu'il semble.

La poésie voulait trop le voyage considéré à l'aise. Il s'y trouve embarrassé. Elle se voulut en extase devant lui. Mais est-ce qu'il aime tellement l'extase? Elle le rencontra dans la nostalgie, mais ce n'est pas sa préférence à lui. Dans des qualificatifs fins et rares, et surhaussés. Mais la richesse lui fait souvent du tort. Ou à propos d'autres séduisantes figures. Mais, alors, qu'est-ce qu'il y vient faire?

Elle aurait voulu le voir comme on voit l'amour. Mais le voyage n'est pas une femme. Il ne veut pas de la contemplation. Son genre serait plutôt celui du mâle, et c'est l'action, sa passion.

Il y a eu pourtant une mémorable exception : ce fut Cendrars. Lui et ses poèmes avaient le voyage dans le ventre.

Encore maintenant, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles et Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France se lisent comme un rapide vous prend, comme un hydravion amerrit dans un golfe des Tropiques. Une vertu voyageuse après vingt ans fort bouleversés y réside toujours, une incitation merveilleuse à traverser pays et peuples étrangers.

Et les autres? Ils furent, chose curieuse, plus importants peut-être. Si c'est Jules Verne qui a lancé le voyage parmi le peuple français, c'est l'Invitation au voyage, de Baudelaire, qui a été retenu, avec quelques poèmes parfaits d'hommes qui n'avaient jamais mis les yeux hors d'Europe.

C'est fâcheux, et ce n'est pas trop fâcheux. Le penchant est le lot du poète. C'est par les impérissables penchants que périodiquement l'humanité et ses vagues de nouveaux adolescents se redécouvrent sans cesse en des hommes qui n'avaient su vivre qu'en penchants et non en actions.

Excitants pour les jeunes en état de pré-réalisation, ressuscitants pour les autres, les poètes donnent éternellement le «départ».

Ces velléitaires enfin impriment leur volonté, ces cryptiques sans profondeur enfin en d'autres s'approfondissent, ces amants sans avoir femme enfin inspirent l'amour, et ces voyageurs sans bouger suscitent des croisières.

Cependant, la poésie qui n'a point commencé par ce rôle modeste n'y pouvait point finir. Elle ne pouvait aimer indéfiniment le rôle de parent pauvre ou de véhicule.

Elle cherchait depuis des années sa propre aventure, avec hésitation d'abord, puis avec emportement. Elle apprit que, pour ce qui est de voyager, elle n'avait vraiment besoin de personne, possédant tout elle-même.

Quel pouvoir n'avait-elle pas en déplacement, en transformation, en évasion? Pourquoi voyager, quand une rime lui faisait niveler une montagne, quand un adjectif peuplait un pays, quand une assonance faisait basculer la Terre entière?

Le poème était un ciel, et le poète tenait le manche à balai.

Ah! Il s'était en vérité donné bien des contraintes!

Cela changea.

Quel voyage ce fut pour leurs premiers lecteurs que Au 125 du boulevard Saint-Germain, de Benjamin Péret, que les Chants de Maldoror, du comte de Lautréamont! Rien n'arrêtait plus. Ni les lointains, ni les murs, obstacles du réel et de l'expérience. Les métamorphoses, les transsubstantiations, les bilocations, les impossibilités physiques devenaient la chose du monde apparemment la plus facile.

Le plaisir était si grand, si libérateur, que des dizaines de voyages surréels en autant d'esprits s'accomplirent en peu de temps. Il y avait tant d'espoir que l'on entrevit le «communisme du génie».

Toutefois, comme on avait bâillé aux poèmes de voyage, on bâilla aux poèmes de voyages surréels. Tous les éléments du voyage étaient là. Mais pas de parcours.

C'est pourquoi on l'attend encore, on l'attend à nouveau, le poème du vrai voyage... et les poèmes de l'appel au voyage demeurent.

(1946)


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