Santé, écoute, & bouffe
2019.
Difficile pour moi d'écrire ici après être resté silencieux aussi longtemps. Silencieux : ou plutôt, au contraire, habité d'un grand tumulte, la tête pleine de bruits. Pour écrire, il faut laisser le cri monter, et fendre les bruits, les emporter, les prendre en lui. Il y a ce collier que je traîne – j'en ai parlé déjà, je ne vais pas étirer la plainte. Mais il y a aussi les ennuis qui ont plu sur nous en début d'année, et surtout pendant le mois de fièvre. Des ennuis contre lesquels on aurait pu mieux se parer, sans doute. On se dit ça dans l'après-coup, mais pourquoi faudrait-il toujours envisager le pire des scénarios? les événements dans leur plus grande dureté? des autres, la plus grande irresponsabilité? Les ennuis nous ont grevé le moral, et laissés au bout d'un seul mois plus vieux d'un an au moins. Heureusement que février n'a que vingt-huit jours (merci aux Anciens). Au tournant du nouveau mois, je recevais une belle nouvelle, dont je reparlerai, et dans la deuxième semaine de mars, je partais en résidence à Banff. Sept semaines pour recouvrer la santé, en écrivant, en lisant, en écoutant des livres audio, en marchant dans la forêt, en cultivant mon jardin. On se rend mieux compte qu'on était malade quand on commence à recouvrer la santé. Cette fatigue mentale était si bien enracinée dans ma pensée... J'avais pris l'habitude de vivre avec elle – comme on s'accoutumerait, sans doute, après plusieurs mois, après un an ou deux, à vivre avec une mouffette. À Banff, je vis au milieu des cerfs : c'est une bien meilleure compagnie. Les grands mammifères et les grands arbres ont toujours été mon remède, ma potion d'enfance (ayant grandi sur une ferme de chevaux dans la forêt gaspésienne). La santé, la «grande santé» de Nietzsche presque, m'est revenue, me revient. Il a fallu trois ou quatre semaines pour que Banff monte en moi, et émerge. Je me suis réveillé un matin, et j'étais cerf, j'étais wapiti, j'étais cheval. L'animal en moi piaffait. Je suis sorti, et j'ai marché sur un long sentier, très vite, pendant deux ou trois heures, plein de joie et d'énergie, plein d'enthousiasme. C'était là, je le sentais. Une force connue. Seulement, ça faisait des années qu'elle ne m'avait visité. Revenu dans mon studio, j'ai ouvert l'ordinateur. Et j'ai commencé à écrire. À galoper. C'était reparti. Ce sera Cheval.
Les livres audio : quelle belle chose. J'ai un œil faible et, écrivant, traduisant toute la journée, quand vient le temps de lire, ça m'est parfois ardu. Grâce à l'audio, j'entreferme mes paupières, je rêvasse au loin, je repose mes yeux tout en activant ma concentration. J'ai commencé par Sallambô. Comme j'aime chercher les mots que je ne connais pas dans le dictionnaire, je croyais que ce serait un problème. Pas vraiment : le plus souvent, je me fie à mon oreille et je trouve le terme dans le dico. Il paraît qu'avec Amazon et Alexa, on peut maintenant demander au robot de lire nos livres numériques! Évidemment, la qualité de la lecture ne sera pas celle d'un Éric Herson-Macarel, mais dans ce domaine, les améliorations sont si rapides. Après, il y aura toujours des livres qu'on préférera se lire soi-même, bien sûr. La poésie, par exemple, les livres dont on veut varier le rythme de lecture. Mais pour les proses amples et les livres longs, l'expérience audio est parfaite. J'ai hésité entre me relancer dans la Recherche du temps perdu (dont j'ai fini ma première lecture en 2011) et me lancer dans Les Rougon-Macquart (dont je n'ai lu que quelques tomes, L'Assommoir, Germinal, L'Œuvre). Finalement, j'ai adopté une tierce voie : je suis plongé dans Les Mémoires d'outre-tombe. Le monument de Chateaubriand est offert gratuitement sur litteratureaudio.com. Ce site est une mine d'or de classiques lus par des amateurs, tout à fait bénévolement. Pour les livres lus par des pros, il y a bien sûr Audible – c'est là que je prends mes Flaubert. Il faut parler de livres audio aux jeunes, leur suggérer de commencer par là, peut-être. Non, la lecture n'a pas à être silencieuse (elle ne l'a pas toujours été), elle n'a pas non plus à être solitaire. Nicolas Bouvier disait que ses parents avaient l'habitude de se lire des livres l'un l'autre le soir. On regarde bien des films en compagnie : écouter des livres audio à deux, à trois, pourquoi pas?
J'aime tout de Banff, sauf la bouffe. Elle n'est pas mauvaise, pourtant, mais j'en ai marre de manger au buffet, et surtout, marre de manger de la bouffe farang : des steaks, des pommes de terre, des pâtes, des mets indiens sans piment... Je dois être devenu alimentairement thaïlandais. En langue thaïe, l'inverse d'épicé (phet), c'est fade (jeut). Ça dit tout.
Photo : mon studio à Banff, dessiné par l'architecte Fred Valentine.