Anne Élaine Cliche | débâcle de l'université
Les profs comme entreprises, et ce qu'il nous en coûte
<quote><small>Contexte : le 19 mars dernier, [Anne Élaine Cliche->http://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_%C3%89laine_Cliche], professeure à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), donne une conférence dans le cadre de "l'université populaire" au bar {L'Absynthe} rue St-Denis à Montréal.
Sa parole serait restée par trop confidentielle, si elle n'avait par suite décidé de développer davantage sa pensée sous la forme d'un texte rendu désormais disponible pour nous tous. J'en ai pris connaissance ce matin seulement, via Facebook. Ce texte mériterait mieux comme présentation que ce pâle PDF, mais Anne Élaine ne franchit pas encore le pas du numérique : ce sera à nous de le faire. Son texte parle davantage de ce qui a été perdu : "Ce que nous avons oublié", en est le titre.
Doit-on s'en étonner, de la part de cette lectrice de Proust? C'est elle qui, en 2003, m'a guidé dans ma première traversée de la {Recherche}. Je ne l'ai jamais dit encore, mais souvent pensé : que cela a été le meilleur cours de toutes mes études universitaires. Enseignement entièrement consacré à Proust; incursion dans le corps-livre, son organisation, ses équilibres, sa vie autonome. Lecture non objectivante de la littérature considérée dans son organicité.
Anne Élaine envisage l'écriture par le biais de la psychanalyse et de la Bible. Comme quoi elle embrasse large et se permet des plongées aux sources anciennes de notre culture. Son texte en témoigne, qui n'essaie pas de faire simple ou accrocheur, mais manie de larges pans de mémoire collective.
C'est un grand texte. Et courageux : elle ne se fera pas que des amis. Mais quel respir; quelle vitalité! Qu'une prof établie de l'UQAM ose enfin dire le malaise dans lequel tant d'entre nous nous trouvons, par des formulations intelligentes et claires, cela fait grand bien. Par son dire, Anne Élaine permet cela même qu'elle défend : qu'une parole soit héritée et continuée. C'est peut-être le seul sens du mot {autorité} que je pourrais voir comme acceptable et même souhaitable : la parole d'Anne Élaine nous {autorise} de la nôtre propre. Nous avons assez subi; il est temps de parler.
Ne pas se contenter de lire ce texte subversif, déjà incontournable, mais s'en faire dette symbolique. Si on laisse passer ce lien, cette {autorisation}, pas sûr que ceux qui suivent sauront de nouveau les transmettre.
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Le texte peut aussi être lu ou téléchargé à l'adresse : http://profsaucarre.files.wordpress.com/2012/03/profcarre-cliche11.pdf
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"Ce que nous avons oublié": que l'université est d'abord communauté de savoir et de réinterprétation des savoirs, et non patchwork de profs et de groupes de recherche qui agissent comme des PME (des "petites ou moyennes entreprises", dans le jargon).
Le discours d'Anne Élaine Cliche prend prétexte de l'actualité des [contestations étudiantes->http://mahigan.ca/spip.php?article219] du printemps. Le gouvernement du Québec veut imposer une hausse sauvage des droits de scolarité (75%, soit 1625$ de plus par année d'étude). Pour légitimer cette hausse, ce refrain : les universités sont sous-financées; les étudiants doivent faire leur juste part.
L'argument ne tient pas : les associations étudiantes et les citoyens de bonne foi le disent et le répètent. Le problème, ce n'est pas le sous-financement, mais la répartition et l'organisation du financement. La gestion.
<quote><small>L’université n’est pas sous financée, elle est mal financée, et nous avons contribué comme nous continuons de le faire à cette déstructuration de nos institutions fondées au départ sur la collégialité et l’équité. Des fonds de recherche faramineux sont déposés dans les coffres de l’université et ne peuvent être utilisés qu’à des fins dictées par les instances subventionnaires. Plus les professeurs sont subventionnés, plus ils dirigent de grosses équipes et d’énormes budgets, plus ils fonctionnent en PME, et moins ils enseignent, moins ils sont disponibles pour le service à la collectivité qui pourtant assure la souveraineté du corps et de l’âme de l’université.</small></quote>
Anne Élaine met le doigt directement sur le bobo (et sûr que pour beaucoup de profs et de gestionnaires, ça doit faire mal). Il y en a de l'argent, dans les universités. Seulement, il transite via un système de {recherche subventionnée}. Un prof ou un groupe de quelques profs fait une demande de subvention, reçoit des milliers de dollars, qu'il distribue en salaires {d'assistants de recherche}, se gardant une part pour les voyages, les colloques, les activités de recherche etc. Ce qui a pour conséquence de transformer les profs en PME et les étudiants en employés. Au lieu que l'argent reviennent à la communauté universitaire, il devient la monnaie d'échange d'un contrat conclu entre un prof ou un groupe et un organisme subventionnaire. Ce que ceux-ci exigent en échange : de la compétitivité; de la performance; des quantités d'articles et de conférences validés par les pairs.
À ce jeu de la compétition, les étudiants sont les plus grands perdants. À première vue, ce travail d'assistant de recherche paraît enviable : on est payé pour oeuvrer dans son domaine. Souvenir de l'enthousiasme que j'avais quand j'ai commencé, à la fin de mon baccalauréat (précocement) : j'allais quitter les petits boulots et travailler à l'université. Ce que je n'avais pas compris : que si j'avais à faire des petits boulots (trop), c'était aussi parce que l'argent des universités fuyait vers ces groupes de recherche... Et puis, ces salaires viennent (comme tout salaire, toute logique d'emploi) avec des obligations. On travaille {pour} le prof qui nous engage, et non à égalité, non pour {penser avec}. Souvent, le travail consiste à trouver des articles et monter des bibliographies pour que le prof-employeur puisse maintenir son rythme effréné de publication. Travail de secrétariat, oui, trop souvent. Et le pire, c'est quand ce modèle s'applique à l'enseignement : à l'UQAM, il y a des groupes de recherche pour lesquels on n'est pas payé, mais crédité. Or il arrive (j'en ai vécu l'honteuse expérience) que le prof en profite pour faire faire son sale boulot par les étudiants... On n'apprend alors rien; on sert.
<quote><small>Depuis 20 ans, il s’est produit une scission de plus en plus importante et grave entre ce qu’on appelle encore la « recherche » et l’enseignement. Les professeures et professeurs se sont mis à croire que la recherche ne faisait plus vraiment partie de la tâche pour laquelle ils sont fort bien rémunérés par un salaire, ils se sont mis à faire comme si l’octroi de subventions devait s’ajouter à leur salaire pour payer la recherche, et que la valeur de cette recherche se mesurait désormais à l’obtention ou non d’une subvention.</small></quote>
Les subventions ne vont pourtant pas dans les poches des professeurs, bien sûr (sauf pour prendre l'avion, manger et dormir en déplacement). Qu'est-ce qui fait, alors, que ce système soit devenu religion? Anne Élaine n'est pas tendre envers les profs qui s'instituent en PME -- même si elle prend plusieurs précautions oratoires, et contient certaines de ses critiques entre deux parenthèses :
<quote><small>Même ceux et celles qui affirment mordre la main qui les nourrit, en obtenant ces subventions et en les gérant selon les impératifs extérieurs, participent à la déstructuration radicale du tissu collectif que constitue la collégialité. Dans les universités, la demande de reconnaissance ne connaît pas de fin. Cette posture subjective qui aliène chacun et chacune au registre de la demande (de subvention, de reconnaissance pour ne pas dire d’amour) est à mon sens le mal le plus virulent et le moins bien « traité » de cette débâcle.</small></quote>
Demande de reconnaissance et même d'amour... Puisque la subvention est devenue la mesure de la légitimation, les profs s'engagent dans des quêtes de "rentabilité" qui donnent lieu à des stratégies de productivité : on prononce une conférence, puis on en fait un article, enfin on intègre cet article à un livre... Trois lignes dans un CV pour le prix d'un seul discours! Un prof subventionné est un prof qui tient les cordons d'une bourse joufflue; qui non seulement dirige mais emploie des étudiants; qui est admiré par les jeunes et les pairs pour sa productivité. Le bénéfice narcissique est grand -- au détriment de la collectivité appauvrie (dans tous les sens du terme).
Et les étudiants se plient à cette logique. Je suis bien placé pour en parler. Après des années de vache maigre au baccalauréat, où je survivais plus que je ne vivais sur le système des Prêts et bourses et en faisant de petits boulots, je suis entré à la maîtrise en compétiteur. J'ai vite compris le fonctionnement du système, et ce que je devais faire si je voulais avoir de l'argent. J'ai demandé à un prof de m'engager comme assistant dans son groupe de recherche. Je me suis mis à écrire des articles (dès la fin du bac, même). J'ai donné des conférences. Je me suis monté un CV, grâce auquel j'allais pouvoir décrocher des bourses d'excellence -- auprès des organismes même qui dispensent aux profs des subventions. J'ai joué le jeu du système, totalement. Et ça a marché : j'ai obtenu des bourses, des privilèges, des reconnaissances. Mais à quel prix? J'en parlerai plus avant dans un prochain billet. Mais déjà je demande : est-ce que j'aurais eu à faire tout ça, à endosser cette logique de compétition, si l'argent avait été équitablement réparti dans la communauté? Aux boulots d'assistants de recherche, aux grosses bourses au mérite, je préférerais, et de beaucoup, une baisse des frais de scolarité et une répartition plus large des bourses aux étudiants.
<quote><small>Le discours subventionnaire a trouvé sa légitimité auprès de tous, en instrumentalisant les étudiants. Mais c’est d’abord pour obtenir la bénédiction, l’admiration, la reconnaissance des pairs que ces subventions sont compulsivement demandées et compulsivement dépensées (nombreux voyages à l’étranger pour colloques pendant l’année universitaire, publications à un rythme que j’ose qualifier de pathologique).</small></quote>
Et le plus grave, dans le système de légitimation subventionnaire de la recherche, c'est encore le conformisme qu'il impose aux discours. "Les demandes de subvention sont formatées à un point tel qu’il est très difficile d’échapper aux discours imposés (à leur forme qui est bien sûr aussi leur sens)", écrit Anne Élaine. Cela, on ne le dira jamais assez. J'y vois pour ma part la cause du formatage objectiviste et positiviste des discours universitaires : on tente de faire croire -- ou, ce qui est pire, on croit effectivement -- à une dimension "cumulative" des connaissances, comme si le champ du savoir était une vaste forêt dont on défricherait une à une les parcelles. Déjà -- là c'est moi qui le dit -- que le modèle des sciences humaines appliqué à la littérature est ruineux...
La responsabilité n'échoie pas seulement aux professeurs, bien entendu. Je ne parle pas des gestionnaires (ne comptons pas sur eux), mais des étudiants. Anne Élaine le dit :
<quote><small>Il faudrait aussi que les étudiants choisissent d’assumer courageusement leurs objets d’études au lieu de souscrire aux propositions payantes, qu’on leur fait aussi pour nourrir des CV et obtenir encore plus d’argent. Comme on le voit, cette réforme fait appel à une certaine résistance qui s’appuie sur une délégitimation assumée des critères de subvention.</small></quote>
Quand j'ai décidé de faire ma thèse sur [François Bon->http://tierslivre.net/], mon directeur a tenté de m'en dissuader, disant qu'il y avait déjà beaucoup de travaux sur Bon, Michon, Bergounioux... Que ce ne serait pas un choix stratégique, donc (autrement dit : que je n'aurais pas ma {parcelle} à moi). "Viart n'a pas déjà tout dit?", il m'a demandé. C'était pour moi, qu'il disait ça, bien sûr, pour que je tire mon épingle du {jeu}. Non, Viart n'avait pas tout dit. La littérature toujours échappera aux chasses gardées -- mais l'université? Les {objets de recherche}, si tant est que cette expression ait un sens, n'appartiennent à personne. C'est le {dire} qui compte, la créativité de la parole critique.
De cela, et du numérique, je me promets de parler dans une série de billets sur l'université au courant des semaines et des mois à venir. Et je ne devrais pas être seul. Il ne suffit pas d'aller dans la rue, de manifester. L'effort de contestation doit aussi porter sur les discours de légitimité. Parce qu'il n'y a pas seulement {ce que nous avons perdu}; il y a aussi, symétriquement, {ce que nous avons à inventer.}
Nous avons la chance de cette audace d'Anne Élaine Cliche, qui nous est appui. Saisissons-nous-en. Il faut commencer à se parler dès maintenant -- et réclamer d'urgence, de conserve avec Anne Élaine, des états généraux sur l'éducation.
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