Arcade Fire | ici, cette ville
Récit du concert d'Arcade Fire le 22 septembre 2011 à Montréal
La rumeur s'était passée, dans la ville : [un concert gratuit d'Arcade Fire->http://popmontreal.com/fr/evenement/spectacle-gratuit-darcade-fire-pr%C3%A9sent%C3%A9-et-diffus%C3%A9-en-direct-par-siriusxm-canada] Place des Festivals, dans le centre-ville de Montréal. Et plus le jour du concert se rapprochait, plus on entendait gonfler le nombre : on attendait maintenant 100 000 personnes.
Et 100 000 personnes il y eut. On est arrivés tôt, avec les deux copines. Que déjà les corps affluaient, se pressaient vers le devant de la scène, emplissaient progressivement la rue Jeanne-Mance, devenue champ de têtes.
On a pris des photos, en attendant. D'un côté, le complexe Desjardins, abritant un grand hôtel, gros bloc mal vieilli. D'un autre côté, une vieille bâtisse industrielle, typiquement anglaise (on en trouve aussi en Nouvelle-Angleterre), briquetée, larges fenêtres à croisillons : on l'a adaptée maintenant au Quartier des Festivals, on a mis des images et des cadres lumineux aux fenêtres. D'un autre côté encore, le Musée d'arts contemporains. C'est ce côté seulement que j'ai photographié, parce que me fascinaient les couleurs violette, mauve, bleu, et les hauts mâts penchés (ils s'allumeraient plus tard, sont lampadaires géants installés il y a peu).
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Puis on s'est enfoncés dans la foule, aussi loin qu'il nous était désormais possible, étant donnée sa densité grandissante. La première partie allait commencer. C'était [Karkwa->http://www.karkwa.com/nouvelles.php] : mais je n'en parlerai pas ici, parce que c'est un band que je tiens en trop haute estime. Ils étaient servis en hors-d'oeuvre d'Arcade Fire, et c'est un peu dommage : ce qu'ils font est aussi grand, à mon sens, mais s'exprime en une langue, le français, qui n'est pas celle de la grande industrie musicale. Alors la foule, devant eux, était tiède - non pas hostile, l'humeur était bonne, mais c'est Arcade Fire qu'elle était venue voir et entendre.
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Et ils sont venus, les Arcade Fire. On avait beau être loin - et la plupart d'entre nous l'était, loin -, on était immédiatement pris : parce qu'il y avait ces lumières, ces écrans géants de chaque côté de la scène, ces dispositifs visuels (un autre écran au-dessus de la scène, diffusant des films, ou affichant au début les Arcade Fire sur une marquise de type Broadway - réussi). Et aussi parce que tout le monde dans la foule vibre différemment quand ils savent leurs idoles en présence (avoir pensé alors à quelqu'un qui une fois m'avait dit avoir assisté à l'entrée d'un 1er ministre canadien dans une salle, et que son charisme était exceptionnel, que tout le monde se tournait : il ne se rendait pas compte que ce charisme était dans le regard et non dans l'homme, et que c'était de sentir l'émoi des autres qu'il était impressionné).
J'ai en respect les musiques d'Arcade Fire depuis plusieurs années, les écoute régulièrement, mais n'en ai jamais fait obsession comme j'ai fait de tant d'autres (Karkwa notamment). Il y a dans leur musique des racines que je ne partage pas (contrairement à la plupart de mes amis, je n'ai pas regardé les vidéo-clips dans les années '80-'90, n'ayant jamais eu le câble et "Musique Plus" à la maison). Je ne possède pas cette culture, très étatsunienne à mon sens, d'un certain rock et d'un certain pop récents.
Reste que je reconnais que, de ces racines, ils ont fait leur fruit : quelque chose grand et fort. Et que ce n'est pas - loin de là - un phénomène purement pop ou purement commercial. Ils ont inventé leur musique dans leurs locaux de Montréal, depuis leurs bagages et leur culture musicale propres (anglo-saxons), d'une façon incontestablement artistique. M'intrigue et m'attire en particulier, chez Arcade Fire, cette vitesse, cette vibration, partout présentes. Le chant de Win Butler est toujours chevrotant, comme un tremblement de tout le corps répercuté dans la voix. Et Régine Chassagne de même : elle tire son chant au bout des nerfs. Oui voilà : Arcade Fire est musique nerveuse, tendue, tirée. Et l'était peut-être plus encore ce soir-là, dans le centre-ville de Montréal, devant une telle foule, dans une ville où on s'est inventé, avant que le succès n'arrive et nous emporte aux quatre coins du monde. Quand Régine prenait la parole (en français), elle semblait particulièrement à fleur de peau.
Depuis leur dernier album, The Suburbs, on ne peut plus ignorer Arcade Fire. Combien on sait qu'en art - on le dit souvent pour la littérature - les espaces les plus prosaïques du monde contemporain sont les plus prometteurs (mais ce n'est pas mon monde à moi : je n'ai pas grandi à Saint-Lambert, sur la Rive-Sud de Montréal, comme Régine Chassagne...). Cette "banlieue" qui n'a rien à voir avec la banlieue française, mais tout à voir avec ce vieux modèle étatsunien des années 1950 qu'on voit dans les films et à la télé, mais appauvri et dégradé, rattrapé par le reste de la ville dont elle prétendait pourtant se distinguer. L'anglais "suburbs" est plus évocateur, en ce qu'il suggère une sorte de "sous ville", une ville sous la ville.
Devient possible alors de jouer la ville en la ville même. Le concert-lancement de The Suburbs a eu lieu Place Longueuil, sur la Rive-Sud - ce "centre d'achat", comme on dit ici, que je connais si bien, parce qu'adolescent j'allais souvent visiter un ami d'enfance à Longueuil, et qu'on allait traîner là : c'est terne, laid, c'est un monument à la pauvreté esthétique du commerce. Et voilà qu'Arcade Fire investit cet espace, le parking de la Place Longueuil, avec des chansons et des musiques qui disent la ville même, juste là, présente.
Et c'est la même chose qui se produisait dans le centre-ville de Montréal (tant les notions de centre et de banlieues sont devenues de toute façon relatives). On chantait, on jouait la ville sur cette scène. Mais la ville était là : elle n'était pas "représentée", on y était. Je reconnaissais ces rues, ces immeubles. Je reconnaissais cet acronyme, bien visible derrière la scène : UQAM, l'université où j'ai fait mes études, où je vais encore souvent...
Et nous de même, spectateurs, si nombreux : que sommes-nous, hommes et femmes des foules, sinon cette ville même?
Le concert finira, et il n'y aura pas séparation. On retrouvera immédiatement nos usages, nos chemins : on sera dans la rue, on y marchera; on descendra dans le métro, on s'y enfoncera, pressé entre ces corps même qui tout à l'heure s'étaient réunis pour voir et entendre. On est transporté sous la ville : on rentre chez soi.
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