Asie, aller simple
Dans deux mois, départ vers l'indéterminé
J'ai toujours eu soif de mouvement : chaque texte que j'ai écrit en témoigne, d'une manière ou d'une autre. Cela provient peut-être de l'inertie, de la relégation auxquelles j'ai été forcé pendant l'enfance et l'adolescence : aux rangs, aux chemins, aux territoires étales, à la non-liberté de mouvement, je reviens dans {Coulées}, un triptyque de récits-paysages à paraître cette année aux éditions [Mémoire d'encrier->http://memoiredencrier.com/].
La ville a été, est encore pour moi liberté. Là, on peut rejoindre à pied les copains, les cafés, l'université ou le travail, ou prendre le bus ou le métro. Qui n'a jamais habité, enfant ou adolescent, au fond d'un rang reculé, ne sait de quoi je parle : dépendre des parents pour tout déplacement, ou bien enfourcher le vélo, mais alors il faut une heure pour rejoindre le village le plus près... Des années durant, avoir éprouvé en son corps ce qu'Henri Laborit appelle {l'inhibition d'action} : ne pas se demander après d'où me vient cette nécessité, dans l'écriture comme dans la vie, de mobilité, de désentravement. Venir vivre en ville -- à Montréal --, en 2000, à l'âge de 20 ans, c'était pour moi une libération. Malgré toutes les difficultés -- financières et autres --, ici je n'étais plus relégué. Je n'étais plus {loin}. Je pouvais créer mes propres itinéraires dans la ville, pratiquer la marche, la flânerie comme une sélection, une affirmation.
Il y a eu la ville et il y a eu le voyage. Cela aussi, voyager, depuis l'adolescence m'appelait. Courir les villes, les pays, être constamment en mouvement : comment cela ne m'aurait pas paru liberté? Je ne suis plus si naïf : je sais l'écart entre l'idée et la réalité, j'en ai pris acte dans [{La science des lichens}->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814504059/la-science-des-lichens], y reviens en ce moment dans un récit en travail. On cherche l'ailleurs, l'{exo}, l'imprévisible, la perte même, mais ce n'est pas toujours ce que l'on trouve, en voyage, aujourd'hui encore moins qu'hier, peut-être : {Les capitales sont toutes les mêmes devenues}, chantait Bashung. Le voyage, c'est la fiction à l'épreuve du réel : voir Don Quichotte. Ce qui le rend d'autant plus nécessaire. À certains moments, certains {extrêmes}, l'idée à force de coups se brise, s'effondre : là est le réel, là est la création. Nicolas Bouvier en a ainsi parlé : on laisse quelque chose de soi sur les routes. Le voyage nous use -- comme un vieux cuir, comme une semelle.
J'ai voyagé, pendant ces douze dernières années. Ce n'était pas toujours voyager : en France, j'ai séjourné plutôt. 4 mois à Lille. 3 mois à Poitiers. 1 an à Paris. De là, des échappées brèves ailleurs en Europe : Amsterdam, Londres, Berlin, Venise, Barcelone... Et des séjours un peu plus longs et plus râpeux au Népal et au Maroc. Quelle chance, ç'a été, pour moi, de pouvoir me payer ces {décentrements}, ces déphasages! J'ai détourné les bourses d'études que j'ai reçues de la stricte finalité à laquelle on les destinait : je les ai utilisées pour voyager, et prendre le temps de lire et d'écrire.
Rentrer à Montréal a parfois été respir, surtout à la fin de mon dernier séjour parisien, à l'été 2009. Cette ville est devenue un chez-moi, et il y a ici une tranquillité, une aération, une spatialité qui font du bien. Je me souviens même m'être dit, une fois : "J'ai assez voyagé". Peut-on imaginer une vie sans chez-soi, sans maison? Je repense souvent à cette méditation de Maude Smith Gagnon, lue dans [son dernier livre->http://mahigan.ca/spip.php?article159] : une mouche emprisonnée dans une voiture, relâchée des centaines de kilomètres plus loin -- peut-on imaginer, pour nous, mobilité aussi radicale, au point de de n'avoir pas de {centre}?
Maintenant, décider de repartir. J'ai étudié, dix ans durant. J'ai aligné baccalauréat, maîtrise, doctorat. Depuis une quinzaine de mois, je fais un postdoctorat : ç'aura été des années-tampons, qui m'auront permis de payer des dettes, de lancer et d'étayer une réflexion, une recherche, de finaliser des chantiers, de travailler à des projets de création... Ces stages sont prévus pour cela : faire la transition entre les années d'études et la profession universitaire. J'ai tenté le coup; j'ai appliqué sur des postes de prof en création littéraire : sans succès. J'y reviendrai peut-être plus tard, je ne sais pas. En attendant, le postdoc aura permis la transition vers autre chose, vers [une vie dont je rêve->http://mahigan.ca/spip.php?article161] depuis quelques années -- mais qui, comme je l'ai dit, plonge ses racines dans l'enfance et l'adolescence -- : une nouvelle vie nomade.
Je pars pour l'Asie le 13 juin prochain. J'ai un billet pour Bangkok, aller simple. Retour, itinéraire, durée du voyage : tout cela demeure heureusement indéterminé. La Thaïlande n'est qu'un point de chute, pas une finalité : je rêve de Philippines, d'Indonésie, d'Inde, de Chine... De l'Asie, je n'ai encore pratiqué que le [Népal->http://mahigan.ca/spip.php?article161]. Tout reste à découvrir. J'apporterai du travail avec moi, pour les derniers mois du postdoc : cela se fera aussi bien à distance. Et bien sûr, je continuerai de nourrir le blog -- quoique je n'exclue pas une déconnexion pendant juillet et août prochains (c'est peut-être devenu nécessaire). J'ai aussi le vague projet d'enseigner le français quelque part en Asie : en Chine, les opportunités sont nombreuses, et alléchantes. Mais je ne veux rien décider par avance. L'idée, c'est précisément de laisser de la place pour l'indéterminé, le mouvant ({La pensée et le mouvant} de Bergson est un livre d'une force et d'une limpidité extraordinaires : a-t-on jamais tenté cette vie?).
Reste qu'il faut être prêt. Je pars avec une {idée} du voyage numérique, que je compte mettre à l'épreuve du réel. Longtemps, que j'y pense. Aujourd'hui, avec la compacité des appareils informatiques et la généralisation d'Internet, un nouveau nomadisme devient possible. Voyager avec un MacBook Air et un iPad, et c'est toutes les données du web qu'on emporte, sa bibliothèque, et la possibilité de créer du contenu et de publier en transit. Avec le iPhone, on peut prendre des photos, faire des vidéos, capter du son et de la voix, puis, le soir venu, intégrer ce matériel dans des billets blog. On peut aussi, bien sûr, effectuer du télétravail : traduction, révision, programmation... On verra bien ce qu'il en sera pour moi -- j'ai quelques idées là-dessus, qu'il n'est pas temps encore de dévoiler... Ceux qui voient ces outils numériques comme des gadgets ou des luxes se trompent, en tout cas en ce qui me concerne. C'est tout le contraire, [je l'ai déjà dit->http://mahigan.ca/spip.php?article113] : il s'agit de {se départir}, de tout le reste. Les livres, les disques, [la télé->http://mahigan.ca/spip.php?rubrique50], les meubles et l'appartement au complet... Le nomadisme numérique est possible, certains -- que je ne connais pas -- le pratiquent sans doute déjà. Mais tout, à son sujet, reste à essayer, à inventer. Une vie sans centre, délocalisée : et si cela était possible?
Je ne promets même pas de la mener, cette vie. Ce serait présomptueux et hâtif : rien ne sert de penser, de parler même, il faut {faire}, tenter le coup. Si ça ne me convient pas, si, une fois sur la route, je n'ai même pas envie d'essayer, je laisserai cela à d'autres. Mais pour l'instant, je m'y prépare, pour donner la possibilité au non-établi d'advenir. Il s'agit d'organiser ma vie matérielle et numérique de manière à permettre la pratique conjointe et indifférenciée du nomadisme et du numérique. Tout passe par la négociation entre le virtuel et le matériel : ce que l'on garde, ce dont on se débarrasse; ce que l'on numérise; ce que l'on stocke sur son ordi ou dans le nuage; ce que l'on laisse en back-up à des endroits déterminés. Ce que l'on vend, ce que l'on donne. Ce que l'on achète, ce que l'on garde. De quoi serait faite une vie de nomade numérique? De peu. Et pourtant, ce peu demande une très rigoureuse préparation, tout en se complétant de grands espaces virtuels invisibles.
Au courant des prochaines semaines, je colligerai ici la trace de ces préparatifs. Qui n'y voit qu'intérêt personnel et privé n'a qu'à passer son chemin : j'ai moi-même, à écrire cela, le sentiment d'une impudeur et d'un égotisme. Mais peut-être cela nous concerne-t-il, de quelque manière, collectivement. Serons-nous un jour comme les mouches de Maude Smith Gagnon? Sans centre, sans chez-soi, sans localité. Allant d'une ville à l'autre, d'un pays à l'autre, légers, mobiles, fugaces -- partout reliés au même nuage.
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