Autochrome 16 | les cercles du dégoût

Superposition de formes circulaires associées au sentiment de dégoût

C'est sans doute un vestige de ce que les neurologues et certains philosophes appellent le "vieux cerveau". La reconnaissance visuelle des formes prime sur le reste. Ainsi on peut tromper des oiseaux, en leur présentant une forme simple décrivant les contours de d'un prédateur (ces hiboux en plastique qu'on suspend aux corniches pour éloigner les pigeons). C'est presque pareil chez les humains. Les policiers savent les mouvements qu'ils peuvent et ne peuvent faire devant un sujet armé: bouger les mains devant le corps, pour se préparer à désarmer un suspect, ils peuvent faire, mais sitôt que le contour de la silhouette change (les mains ou les bras s'écartant du plein-corps), alors danger, le cerveau de l'autre risque de déclencher l'alerte.

Dans notre appréhension visuelle du monde, on compose avec ces mécanismes, le plus souvent à notre insu. Les formes, et aussi les couleurs (on en sait chez les animaux l'importance, ils sont souvent avertissement), parviennent à notre cerveau comme des signaux visant à enclencher des réactions motrices. Et selon les apprentissages, les satisfactions et les punitions, on classera ces signaux en quelques grandes catégories (danger, plaisir, etc.).

Tout se complique avec les formes qu'on invente, notamment dans le monde urbain d'aujourd'hui. N'empêche: aussi éloignées de l'animalité puissent-elles paraître, on ne les interprète pas moins (en partie) à travers notre vieux cerveau et ses schèmes simples, supposés générer des mouvements ou des inhibitions.

De voir l'autre jour cet ordonnancement de poubelles sur le bord d'une rue industrielle, un certain mécanisme de déjà-vu s'est aussitôt mis en marche. Il y avait là quelque chose de dégoûtant, bien sûr, et l'odeur y ajoutait. En même temps, une beauté. Beauté abstraite: ce sont ces cercles ordonnés qui me parlaient, mais je ne savais pas encore très bien pourquoi, ni de quelle façon. Des sortes de fosses alignées, creusées, circulaires : où donc avais-je vu cela? Et qu'y avait-il là-dedans de si juste, de révélateur?

C'est revenu plus tard. Avoir volé en hydravion pour la première fois l'an dernier. On se dirigeait vers la forêt, mais on avait d'abord survolé des banlieues à basse altitude. Partout, des cercles ordonnancés: les piscines, si voyantes, cercles bleus, dans les cours arrière de presque toutes les maisons... Puis, à peine quelques kilomètres plus loin, on survolait des zones agricoles, mais encore les mêmes formes: des cercles bien rangés, mais cette fois, cercles bruns, c'étaient des fosses à purin... Les deux images, cercles alignés des piscines, cercles alignés des fosses à purin (j'aimerais, de l'une et l'autre, avoir fait des photos), se sont immédiatement superposées en ma tête. Pour un peu, je voyais les banlieusards se baignant dans le purin...

Et maintenant cette image des poubelles alignées venait se superposer à son tour. Encore des cercles -- des cercles creux. Une même abstraction formelle, liée à un même sentiment: le dégoût, le putrescible.

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Puis m'est revenu, d'abord vague, puis plus précis, le souvenir des tanneries du Maroc. J'en ai visité quelques-unes, et chaque fois cette odeur de charogne qui vous prend à la gorge. En grimpant sur les degrés supérieurs (les tanneries sont la plupart bâties sous la forme d'une sorte de cratère à paliers), on avait une vue panoramique sur les fosses à teinture. Des cercles (ou souvent des carrés, mais quand même des géométries vides), des fosses alignées, ordonnées, puantes, où des hommes parfois baignaient jusqu'aux cuisses, immergés dans des teintures visqueuses, corrompues de graisse animale...

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