Autochrome 5 | la vie dans les friches
Resurgence de la terre au coeur même de la ville
C'est dans une zone de Montréal qu'on pourrait dire oubliée : parcelle de terrain {inutile}, sans fonction, qui n'appartient à aucun des mondes divers qui l'entourent. D'un côté, la tranchée des voies ferrées, que je n'ose plus traverser depuis que j'ai ramassé une contravention de 140$ (la répression fait son oeuvre, qui est de brimer, de limiter le mouvement); d'un autre côté, des immeubles industriels, où se côtoient aujourd'hui vieilles manufactures désuètes et ateliers d'artistes et de musiciens; d'un autre côté encore, le couvent des Carmélites, dont je reparlerai bientôt (elles se cachent et se taisent -- c'est leur voeu -- derrière un mur de pierre, construction rare à Montréal).
Terrain mal découpé, sorte de triangle bancal entre les trois univers urbains également anciens et fragiles (le ferroviaire, l'industriel, le religieux). Des arbres ont survécu à tous les vents de la ville, à toutes les scies, à tous les bulldozers. Ce qui étonne ici d'abord, c'est la resurgence de la terre en plein monde de béton. Je parle de la terre vivante, du {bios}, celle de l'enfance, celle qui salit et sent fort. Dans la ville il y a les arbres, mais on ne voit pas leurs racines, ni la terre : ensevelies sous l'asphalte, asphyxiées. Ici en revanche la terre respire. Mais il y a dans sa resurgence, dans sa respiration, une incongruité : que font là cet humus, cet organique, au milieu de nulle part? Certains pourtant ont choisi de les habiter, de les cultiver : on découvre un jardin, des légumes, des bacs à terre et à engrais... Il est tard en saison, déjà, surtout lorsque l'on entretient un jardin en territoire non propre, non privé, que sans doute la ville peut réquisitionner à tout moment, et saccager le jardin, à la première plainte. Plus grand-chose à cueillir ou à manger, sur ces plants (on ne l'aurait pas fait, de toute façon : c'est si petit, ç'aurait été vol cruel). Mais les traces quand même, indiscutables, que quelque chose ici a poussé, que la terre, contre tout, contre les grues et les bulldozers, a ici rendu à l'homme son plus ancien service : nourrir.
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Et à quelques pas du jardin, découvrir quoi? Cette baignoire transformée en BBQ... On ne s'est pas contenté de faire pousser : on a mangé, ici (mais on n'est pas si naïf : ces brochettes abandonnées sur le BBQ, elles viennent du supermarché, le poivron et le zucchini n'ont pas poussé dans le jardin...).
On se sent soudain rôdeur, intrus même : ces lieux sont {habités}. Les traces sont fraîches. Des gens reviennent ici au soir, y mangent et dorment, s'enveloppent dans des sacs de couchage -- montent des tentes, peut-être, qu'ils démontent au matin, pour s'éviter des ennuis...
Alors on s'en va. On a pris quelques photos, comme des images cambriolées. Et bien sûr c'est le vert qui nous attire, le vert foncé, le vert forêt : couleur de la terre qui végète en ses friches, surgit d'entre le béton comme l'herbe entre les fissures de l'asphalte, sur les routes vieilles.
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