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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Bernard Émond | paysages cinématographiques

À propos de son triptyque cinématographique


Article initialement publié le 8 novembre 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.

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Des images, des paysages comme j'aimerais en trouver dans la littérature. Mais si c'est au cinéma qu'on les trouve, on ne va quand même pas s'en plaindre. L'important, c'est de faire image enfin de cela, et rien dans ce que je connais de littérature et de cinéma antérieurs ne l'avait encore fait.


Du magnifique triptyque de Bernard Émond, plusieurs ont dit avoir moins aimé le pan central, Contre toute espérance. Sans doute, en lui-même ce film ne suffit pas à faire image. Il est moins vaste, moins illimité que le premier et le dernier pans, {la Neuvaine} et {la Donation}, parce qu'il n'a pas à ouvrir le tableau : il est comme un gros emmêlement sombre au milieu de la toile, une complexité inextricable, faite de visages et de corps tordus dans l'idée cinématographique de la maladie.


{La Neuvaine} et {la Donation} ouvrent l'espace du triptyque au vaste des routes et des étendues, à la mer et au ciel. {La Neuvaine}, c'étaient des mers, des églises de mer, des routes de mer. Des paysages de récifs et de massifs. Et tout y était récif, tout y était massif : les églises, les camionnettes pick-up, le personnage même du petit-fils : massif courbant l'échine sous la vague.


Dans {Contre toute espérance}, les massifs sont comme abandonnés, vidés : le personnage principal, atteint d'une maladie neuro-dégénérative, ne peut plus conduire ses poids lourds. Son frère l'emmène à la chasse en pick-up, mais bientôt il ne peut plus : c'est encore trop gros pour lui. Il ne demandait pas beaucoup, même seulement travailler à la pompe à essence, remplir de pétrole des véhicules qu'il ne conduirait plus : même cela devenait impossible. Ne resterait bientôt que la motricité minimale du corps (de la machine), un fauteuil roulant dans le salon d'une maison de banlieue, qu'on viderait bientôt. Inaccessibles désormais les paysages de mer et de récifs, et les carrosseries lourdes qui permettraient de les affronter : le coup de fusil comme suicide, mais aussi ce qui permet enfin de faire cesser la restriction toujours croissante de l'image, et faire exploser l'espace de la représentation dans plus aérien.


Par-delà le noeud serré de {Contre toute espérance}, {la Nevaine} et {la Donation} communiquent par l'espacement, la dilatation des espaces réfléchis dans le visage filmé et aimé de l'actrice Élise Guilbault. Visage de mère, visage endeuillé. Mais c'est sans doute une projection du deuil d'amour de celui qui regarde. L'actrice porte sur elle le noir et l'austère d'un deuil dont elle est, en vérité, le fantôme. Et cette silhouette noire, dont on dit qu'elle vient de la ville, est comme l'anamorphose qui déplace le foyer noir du triptyque dans les espaces bleus et verts des paysages de mer et de ciel.


{La Donation} me paraît un sommet de l'art du paysage de Bernard Émond. Qui à part Émond ose aujourd'hui montrer des longs plans de paysage immobile, plans qui n'ont rien de décoratif ni de bucolique. D'ailleurs, on ne cache pas les maisons à recouvrement de vinyle, les bars crasseux, les voitures petites et communes de notre temps, les rues larges et vides des agglutinements aux noms tellement évocateurs : Normétal.


Partout le film se dit lui-même. On l'a remarqué dans les journaux : quand le personnage regarde le pays et dit "C'est austère. C'est pas tout le monde qui aime ça", c'est un peu de la cinématographie de Bernard Émond dont on parle. L'austérité n'est pas très mode, Émond n'en tient aucun compte. Cela est vrai sans doute. Mais plus vrai encore que la voix dit l'image se formant, dit l'art faisant paysage, le regard transformant dans son propre matériau la syntaxe du pays d'épinettes, de lacs et de ciels. On croit trop souvent que le paysage est déjà donné, qu'il n'y a qu'à le filmer, le capter. Non. Le paysage se construit d'une vision probablement d'abord intérieure qui travaille depuis les intensités de regards et de voix, de visages. Ce sont les visages, les voix de {la Donation} qui petit à petit permettent au réel de devenir art, image. Car l'étendue n'est rien sans retenue d'intensité : elle s'écrase dans l'absence de relief, dans l'évidence apparente. Mais il y a des petits drames dans les sourires du médecin, dans les pleurs de la mère éplorée, dans les mains du boulangers. Il y a le visage d'Élise Guilbault qui retient et concentre une force d'explosion immense. Et trouver là peut-être la puissance que les choses indifférentes se rassemblent et fassent sens, qu'en faisant image et récit le film s'offre lui-même comme paysage - et ce serait là le véritable sens du don, de la donation.


Paysage en bandes, dont on comprend qu'il ait séduit à ce point un cinéaste. De bas en haut : route, champ, ciel. Ou bien : champ, eaux, ciel. Ou bien : route, épinettes, ciel. Trois bandes horizontales superposées, partout, qui rappellent le triptyque dans son ensemble, quand au bout de trois films le cinéaste a conscience de l'objet d'art qu'il achève de fabriquer.


Quelque chose à quoi s'accrocher, pour nous qui dans notre propre matériau voulons aussi faire image de ce qu'on a traversé si souvent sans assez d'outils pour regarder. Les routes qui sont d'abord des chemins de bois, des coulées. Des agglutinements qui portent nom de ville ou village, mais qui sont d'abord loger près de la ressource. Et quand la ressource s'épuise, ou que les crises aux carrefours et aux échangeurs des centres remontent sur les lacets de routes jusqu'à la mer et au ciel, un personnage le dit bien : "La forêt finit toujours par gagner."


Rêve sans doute, comme si tout cela pouvait dans le temps être recouvert, et apaisé. Beauté de seulement l'imaginer.

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