Boycott, violences, condamnation
Mots du pouvoir, pouvoir des mots
Bien sûr que la guerre se transporte dans les mots : ce qu'on croit surface n'est pas superficiel; c'est là même que se joue le politique. Ils le savent, trop bien, ces politiciens conseillés par des stratèges qui vendent les discours comme on vend des voitures. Ce qu'on appelle {relation publique} est cousu de tant de mensonges, de demi-vérités : cela, qui nous insulte le plus.
Il y a eu d'abord ce glissement : ce que font les étudiants du Québec, ce n'est pas une grève, dit-on, mais un boycott. On a voulu faire croire que la grève ressortit au seul monde du travail. Faux, évidemment : la grève étudiante est une grève. Une grève politique. Bien des dictionnaires d'histoire et de politique reconnaissent au mot "grève" ce sens élargi : manière de faire pression collectivement sur une autorité (gouvernementale, étatique) pour faire valoir des revendications non pas professionnelles, mais politiques. En tentant de substituer le mot "boycott" à "grève", on attaque la légitimité démocratique du mouvement. "Certains boycottent leurs cours", voilà ce qu'on entend, "mais les autres, qui ne les boycottent pas, ont le droit d'y accéder". Manoeuvre grossière de délégitimation des votes de grèves obtenus par majorité lors des assemblées générales. Si des associations d'étudiants décident ensemble d'une suspension des cours, tous deviennent solidaires d'une décision collective : les étudiants qui ont voté contre la grève n'ont pas plus le {droit} d'assister à leurs cours que je n'ai le droit d'avoir Amir Khadir comme premier ministre parce que je n'ai pas voté pour Jean Charest aux dernières élections... En revanche, si je choisis de boycotter une entreprise, Walmart par exemple, ma décision individuelle n'engage personne d'autres que moi. Ne pas se laisser tromper par ce glissement sémantique pervers. On les reconnaît, les journaux, les directions, les recteurs qui parlent de boycott plutôt que de grève : ils adoptent le langage de la ministre de l'Éducation parce qu'ils adhèrent à sa vision inégalitaire des collèges et universités.
Pas davantage neutre, l'appel maintenant à une "condamnation" des "violences" par les associations étudiantes. Ces "violences", ce sont des saccages de bureaux de ministres, des paquets de briques déposés sur les rames de métro, de la peinture rouge déversée en certains endroits. Les leaders étudiants, qui connaissent bien aussi le pouvoir des mots, ont dit "se dissocier" de ces actes, mais ne pas les "condamner". Le premier ministre avait presque l'air crédible, quand il a pris son air courroucé, hier -- air auquel on est un peu trop habitué, après neuf longues années. Il ne veut pas parler avec des associations qui ne "condamnent" pas les "violences". Que sont ces mots, et à quelles constructions sont-ils ici engagés? Ce sont les rouages d'une machine de guerre, une machine politique bien rodée, visant encore une fois la délégitimation : des étudiants, de leurs porte-parole. La violence, sait-on encore ce que c'est? Le mot "violence", dans sa mémoire latine, a le sens de "force". Comment n'y aurait-il violence, là où il y a guerre -- guerre politique? Bien sûr, qu'il y a violence. Dès qu'il y a opposition, il y a violence. La "non-violence", si souvent, et depuis si longtemps brandie haut comme un mensonge : je n'y crois pas. En disant cela, je ne {justifie} pas la violence (j'entends déjà les esprits binaires) : je dis que le politique est rapport de force, et que dans cette force même est lovée une violence. Les étudiants protestent, ces jours-ci : et ce n'est pas violence, disent-ils, que ces policiers lancés à l'assaut des manifs, que ces agences de sécurité privées déployées sur les campus? Bien sûr, que c'est violence. Comme est violence la parole sèche du premier ministre prenant son air courroucé. Et de la pire espèce : violence attaquant la vérité; force perverse du mensonge.
Et puis qu'est-ce que c'est, que cette morale généralisée de la "condamnation"? Condamner est donc devenu ce qui est "bien"; ne pas le faire, ce qui est mal et mérite opprobre général? Désolé, mais la condamnation n'est pas un absolu. Dans bien des philosophies, dans le bouddhisme par exemple, la condamnation n'est pas élevée au rang de morale (elle est dite illusion, ou séparation). À quel point doit-on craindre sa propre violence, incrustée, socialement enkystée, pour demander à ce que toute violence adverse soit ainsi "condamnée"? Réflexe protecteur du monde tel qu'il est et ne veut changer : c'est ainsi. Mais la condamnation ne résout rien : c'est si facile, si mensonger. En une phrase, on sépare le bien du mal, soi-même des autres. Les stratèges du gouvernement savent bien ce qu'ils ont à y gagner : si on ne condamne pas, c'est qu'on est complice; si on condamne, c'est qu'on en répond, on en est {responsable}, et donc on est aussi complice...
À la condamnation, il faut opposer la compréhension. Comprendre que la violence est inhérente à tout rapport de force politique. Qu'il serait aussi stupide, aveugle, facile d'encourager la violence que de la condamner. Que peu importent les mots, tant qu'il y a du politique, il y a violence. Que les mots ici font partie de la guerre même, reportée sur le terrain du symbolique, de la légitimité. Comprendre ce que recouvrent ces mots de "boycott", de "violences", de "condamnation". C'est là qu'est exigée de nous la plus grande vigilance. Les mots ne sont pas neutres, et c'est insulte faite à la langue, à nous-mêmes, que de les voir ainsi violés.
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