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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Carnets du Népal | postface

La fatigue de l'écriture


Cette année-là, je séjournais à Paris pour études. J’étais arrivé début octobre 2007, je repartirais fin juillet 2008.


27, 28 ans. C’était un temps de bougement. Dès avant mon séjour, depuis des mois, un an, un virage s’était amorcé. Parler de la littérature en savant m’était devenu impossible ; écrire, nécessaire. Je m’étais mis à lire autrement, dans une proximité, sans trop-penser ni savoir-amont, pour apprendre à voir et à faire. J’avais préparé un chantier, {Relief} : premières lignes écrites un jour seulement avant de m’envoler pour Paris, plein de doutes et de déceptions, mais décidé à avancer dans l’écriture contre tout.


La rédaction et le retravail m’occuperaient tout l’automne et une partie de l’hiver. Les premiers cinq mois, j’étais seul – très seul. Hors les compères du café du coin et quelques soirées espacées avec de rares amis, je ne faisais presque rien qu’écrire (le matin), marcher (le jour) et lire (le soir). Paris n’était pas pour moi ce qu’on en annonçait et prescrivait de loin, un tourbillon de rencontres ou {une fête}. C’était une épreuve de solitude à l’échelle de la ville grande.


Il y avait aussi la thèse à préparer, et la nécessité de s’en tenir à son propre doute en dépit des rebuffades qu’on s’était prises juste avant de partir. Je me voulais loin de tout cela, maintenant, mais intérieurement je luttais encore pour m’en détacher. À part les lectures, j’avais interrompu la thèse, pour laquelle je recevais des bourses. On ne me payait certainement pas pour {écrire}, ni pour lire Faulkner ou Michaux (à quoi bon, quand on fait une thèse de littérature contemporaine ?). Étrangement, l’attachement au connu m’était motivation pour ce qui s’en révoltait : je me levais de bonne heure, me disciplinais, je voulais finir bien vite {Relief} et revenir au cours {normal} des choses, la thèse, les études, éventuellement une carrière à la clé. Ce texte serait une parenthèse : je ne me rêvais pas écrivain.


Et puis des obstacles plus personnels, l’amie qui vient me rejoindre à Paris, mais n’y trouve pas l’union qu’elle aurait voulue. Comment, dans la solitude d’où j’émergeais, j’aurais pu être disponible à cela ? J’avais désiré ce départ en solitaire, par lâcheté sans doute de ne pas mettre fin à ce qui n’aurait pas pu durer, et maintenant le couple se reportait ici.


Les liens m’étaient de trop : liens institutionnels, liens personnels, autant d’entraves. Bien sûr, je savais ces attaches en moi, et nulle part ailleurs. Mais il me fallait un temps de solitude, de l’espace pour m’en dégager.


Un soir de crise, j’aurai décidé. De partir. Encore, plus loin. Ce serait comme un voyage dans le voyage (quoique Paris m’était moins voyage que séjour). Un voyage gigogne, en quelque sorte. Dans une double instabilité, puisque cela que je quittais ne m’était pas havre : juste, un détachement, sorte de porte-avion d’où j’aurais décollé. Je voulais aller loin, le plus loin possible, pas seulement géographiquement : je cherchais un autre monde. J’imaginais que l’Inde pouvait être ce lointain. J’avais un copain en Asie, à ce moment-là, M.R., qui voyageait en solitaire, était du type indépendant : je savais qu’avec lui ma solitude intérieure serait préservée, mais qu’on pourrait quand même s’aider sur le chemin. Il avait prévu aller au Népal, me demandait si plutôt. Je ne connaissais rien du Népal : c’était parfait. Entre l’idée du voyage et le départ, il ne se passerait pas une semaine. Je suis parti sur un coup de tête. J’ai fait mon sac : tout petit, pour éviter d’avoir à l’enregistrer. Quelques fringues, deux bouquins ({Le poisson-scorpion} de Bouvier et {Le bruit et la fureur } de Faulkner), et quatre minces carnets Moleskine à couverture brune cartonnée. Le 8 avril 2008, à 10:05 (le carnet garde trace exacte, sinon j’aurais oublié), je décolle de Roissy vers Katmandou, avec escale à New Delhi.


Je venais de finir {Relief}, ç’avait été épuisant. L’idée de tenir carnets, je m’en souviens, c’était d’aller vers une écriture complètement différente : non plus la marche longue du récit hors temps, mais l’instantanéité de la notation quotidienne, reprise sans cesse au crochet des jours. J’ai commencé à écrire à New Delhi, dans la zone de transit inhabitable où on m’avait parqué pour la nuit, l’esprit déréglé par les somnifères que j’avais avalés pour essayer – sans trop de succès – de dormir sur une banquette, dans la lumière et le bruit. Mais une fois au Népal, ce qui se voulait d’abord notations désinvoltes se transformerait vite en projet structuré. Tenir des carnets de voyage, oui, mais en les organisant non pas selon {ce qui est vu} (suite de lieux visités), ni selon une trame chronologique (suite de jours), mais selon le point de vue même depuis lequel on écrit (les endroits où on sort Moleskine et stylo). À chaque nouveau lieu général d’écriture, démarrer une nouvelle section de carnet. Plutôt qu’un Népal exotique ou même géographique, localisable, se recréerait ainsi un pays plus blanc, plus générique, suite de lieux normés, non marqués : aéroports, transports, chambres, terrasses. Ou : ce serait depuis le même, le soi, l’Occident, que la différence se verrait approchée, par un travail sur le regard, la relation. Les carnets ont donc été écrits suivant la technique du contrepoint : plusieurs lignes mélodiques à la fois. Ce qui fait que, en les lisant linéairement, on refait quatre fois le même voyage, depuis un point de vue chaque fois déplacé. On a voulu, dans la présente réédition numérique du texte, souligner cette récurrence des lieux et des jours, par un réseau de liens internes qui établissent des ponts d’un carnet à l’autre, aux endroits où se croisent les lignes d’espace et de temps : on peut changer de perspective à tout moment de la marche, et recréer ainsi son propre voyage.


Arrivée à Katmandou. Le choc immense alors du non-connu, des routes et des rues terreuses, des cabanes et des gens, des marchés, des fumées qui montent sur les collines, où paraît-il l’on brûle des cadavres. Puis marcher dans les rues de Katmandou, avec la peur d’être renversé par les motorisés surgissant. Le dégoût aussi des odeurs, et la douleur de certaines visions (me marquerait surtout la saleté des enfants de rue : les mains, les bras sales, pourquoi cela précisément ?). Et puis le harcèlement touristique, monétaire, c’est connu et ça finit par vous mettre la rage. J’ai passé un mois au Népal, et fait une tournée tout ce qu’il y a de plus commun : Katmandou, Pokhara, trekking de l’Annapurna, puis jungle dans le Teraï, enfin retour à Katmandou. Rien ne s’est passé qu’intérieurement. Et c’est pourquoi je n’ai pas {raconté mon voyage au Népal}, cela n’a aucune espèce de valeur. Comment les chocs et les déplacements se réfléchissent au miroir de l’écriture, c’est tout ce qui m’a retenu.


Au long du travail, deux problèmes qui se nouent : la fatigue et l’écriture. Parce que la rédaction de {Relief} avait fait de l’une la cause de l’autre. Mais plus profondément : la fatigue était, est toujours pour moi un problème important, qui concerne l’existence même et le corps. J’avais d’ailleurs voulu, un temps, en faire un thème de recherche, de critique (il y a un bel essai de Peter Handke là-dessus). Une bribe de phrase de Proust me revenait souvent : on « devrait préparer son livre avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, {le supporter comme une fatigue} ». Où la fatigue rejoint, par une voie souterraine, l’écriture, devenant épreuve, faix dont la charge vaut d’être portée. Quand tous les anciens attachements vacillent et s’écroulent, quand les liens cèdent, {quand le dehors est devenu peine perdue}, ne reste plus qu’à s’éprouver de cette autre peine, toute intérieure, qui ne dépend que de soi, ne fait jamais défaut. Écrire est cette fatigue.


C’est ce que j’aurai appris au Népal, moins en voyageant qu’en écrivant. Mais il fallait pour cela l’espace mental du voyage : la marche, les fatigues là-bas du corps, la maladie, les rages, les aperçus de l’extrême dénuement, la beauté aussi des visages, la majesté des montagnes. Et le sentiment parfois, libérateur, d’avoir disparu, d’être mort à ce qu’on a quitté.


De retour à Paris, puis à Montréal, des décisions, des mouvements deviendraient possibles, qui ne l’étaient pas auparavant. Et d’abord, le déplacement vers l’écriture, bien plus irréversible que je ne l’avais d’abord cru et voulu. Ce ne serait pas, finalement, une simple parenthèse. De publier ces carnets à mon retour, sur publie.net qui venait à peine de naître, c’était marquer cela : que j’écrirais, que je continuerais à avancer dans l’inconnu. Et que ma parole critique ne serait plus séparée du geste pratique, quitte à m’aliéner des autorités (tant mieux). Cet été-là, 2008, je lancerais le premier jet de {Coulées}, chantier autobiographique dont j’allais supporter la fatigue sur plusieurs années.


Premier texte de moi publié, ces {Carnets} racontent en filigrane l’épreuve de cela même qui leur donne naissance : assumer d’écrire.


<small>Montréal, février 2012</small>

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