Ce n'était plus un temps de parole
On usait de la langue comme d'une algèbre
Ce n’était plus un temps de parole. Ce n’était plus même un temps de silence. On avait parlé déjà beaucoup. On avait dit. On avait fait dire. On avait cité. On avait dit le silence – ce n’était toujours pas le silence. On avait dit je – je ne renvoyait plus à rien. On avait dit il – on n’y croyait plus. On avait dit dit – dit Reger, mais Reger ne disait plus. On avait fait parler les choses – les choses s’étaient tues.
À quelle peau, alors, notre parole? On marchait encore. On allait, et il n’y avait plus de signes. On aurait pu étaler là les mots grappillés : dérision, ç’aurait été. On avait parlé; on avait fait parler; on avait collé; on avait rapporté; on avait animé. Maintenant, tout était muet. Le silence même était muet – enfin. On n’avait plus prétention de le faire parler : il gisait.
Qu’était cette langue, alors? Que disait-on quand on disait : ce n’était plus un temps de parole. Quand on disait : ce n’était plus même un temps de silence. Qu’était langue, quand parler n’était plus, quand silence n’était plus? C’était la seule question, la dernière question qui requerrait de nous parole. Mais était-ce parole? Et à qui?
Parler était devenu sorte d’équation, voilà. Aussi inutile à vocaliser qu’équation mathématique. On s’adressait au monde, seulement. On ne s’adressait pas aux hommes. Pas aux autres. Ni à Dieu. Encore moins à soi. Ni même aux choses. On demandait au langage de nous ouvrir les mondes inconnus.
Qui lit les équations mathématiques des cosmologues? Ils étaient quelques-uns seulement, ainsi, à lire nos brouillons mystérieux. De plus en plus rares, ils se faisaient. On avait perverti la puissance de la langue. Trop nombreux, ils étaient, à n’y voir plus qu’un médium de communication. Ou, enfermés dans des livres plats, divertissements.
Mais la langue continuait, puissante, souterraine, cachée. Entre les mains des quelques-uns qui se demandaient encore comment. Après la parole, après le je, après les autres, après les choses. Comment ouvrir encore les mystères des mondes? Et d’où alors assignée, la langue, et à qui adressée? On plaçait encore ce travail aussi haut que celui de la science, ou d’une certaine philosophie. On ne demandait rien moins, aux mots, après la parole et après le silence, qu’ouvrir des brèches dans la toile tirée du monde.
Il fallait pour cela des abstractions, beaucoup d’abstractions. Traiter la langue comme les nombres, comme une algèbre. Aussi sérieusement, aussi rigoureusement, et aussi secrètement. Fini, le style. Finies, les fictions. Finies, les histoires. Bien, bien finis, les romans. La langue la plus pentue, la plus risquée, elle était peu écrite et peu lue. Parlée, entendue, elle ne l’était pas du tout, ou presque : à quoi bon? On n’avait rien à faire des autres, du public, du bavardage. Rien à faire non plus des {lecteurs} – sauf ceux qui aussi écrivaient, parce qu’alors ils pouvaient ajouter aux équations. Écrivains, lecteurs : cela n’existait plus pour nous, on s’en détournait.
On avait accepté que ce sera travailler petit et seul. Mais quelles splendeurs, oh, quelles ivresses, dans le secret de l’atelier, quand une bribe de phrases enfin levait un coin de voile. Des abstractions, des équations : plus rien d’autre. Et ceux qui parlaient de {formalisme} ou de {textualisme}, on les aurait mordus, du fond de notre labo, eux et leur pensée binaire et simpliste. Rien ne nous intéressait pourtant que le monde, l’univers, et les corps, et les têtes en lesquelles tout se rapportait.
La langue n’était plus humainement assignée. Bien sûr, elle traitait encore des humains, de leurs rapports, leur marche, leur folie. Mais plus rien ne nous intéressait de ce que disaient les uns et les autres, hors ce travail quasi-mathématicien de la langue. Nous intéressait encore moins ce que je disait. Juste la langue, les mots, rien d’autre, personne d’autre. Qui penserait dire d’une équation mathématique que c’est sa parole? Idiotie aussi grande, c’était devenu, que de s’arroger autorité sur la langue. Langue ne venait de personne et n’était adressée à personne : ainsi, celle-là même. Ni nation, ni amour, ni humanité, ni Dieu, ni soi. Personne. Il n’y avait pas d’avant, pas d’après, pas d’en-dehors : cela, la science nous l’avait appris. Il n’y avait pas de sujet, pas de je, plus d’humanité : cela, la philosophie nous l’avait appris. Alors on s’adressait au vide, à la matière inconnue – enfin.
Beaucoup étaient sceptiques, bien sûr. On leur avait bourré le crâne avec le {schéma de Jacobson}, ou ce genre de bêtises. Ils avaient accepté docilement l’idée qu’on écrit toujours pour un lecteur etc. On les entendrait beaucoup, ces bêtises, et souvent. Parce qu’on rendait les équations visibles, sur Internet, d’aucuns avaient voulu voir là façon de s’exhiber ou de se promouvoir. Non. C’était pour les autres {abstracteurs] qu’elles étaient rendues là disponibles, surtout pas pour les lecteurs. Les lecteurs n’écrivant pas étaient espèce nuisible et parleuse, qui distrayait du travail. Si bien que certains d’entre nous avaient préféré ouvrir des blogs et sites secrets, sous pseudonymes : on s’en échangeait les adresses en sous main, pour avancer dans nos équations.
C’était comme le Beckett des dernières années : des équations, des abstractions. «Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer». On ne dit pas : «Imaginez». On n’a rien à faire des {lecteurs}. On crée des énoncés en équilibre sur eux-mêmes, et on pousse ça à bout, jusqu’à ce que le monde n’en puisse plus de folie. {Compagnie} : texte presque secret de Beckett, que s’échangent ceux qui ne lisent plus {En attendant Godot}. Des parleurs disaient que c’était une vision {absurde} du monde, ou que c’était{ le neutre} : misère de ces nominations toutes prêtes. Absurde, non. Neutre, peut-être. Au sens où on déniait à la langue paternité et adresse. Juste pour voir si elle pouvait être cela, aussi : un langage du monde et pour le monde. Si ça se révélait impossible, on abandonnerait, on ferait autre chose, ou on mourrait : qu’importe soi. D’autres peut-être réussiraient, ou pas. Ce n’était pas un projet {personnel}. La langue n’était à personne et pour personne.
Un jeu? Dit-on que les scientifiques s’amusent? On pouvait pourtant avoir de grands plaisirs ludiques, à chercher, mais ce n’était pas un jeu. C’était sérieux, absolument sérieux, vitalement sérieux. Au monde, on voulait faire rendre gorge. Si nos équations apparaissaient aux parleurs comme des jeux, c’est parce qu’ils n’y comprenaient rien. Oui, c’était complexe. C’était noué. C’était abstrait. Mais comment faire autrement? Toutes les simplicités qu’on essayait s’écrasaient aussitôt contre la toile tendue de l’inconnu. Il fallait faire mieux, user de toutes nos ressources. Et pas seulement l’intelligence. Dans les moments de trop d’intelligence, de trop-penser, on était incapable d’aller aussi loin dans le complexe. C’était trop complexe, justement, pour procéder par découpage, analyse. Il fallait tout tenir d’un coup : tous les noeuds, tous les écheveaux. On avait vite compris l’efficacité de nos états instables : colère, déception etc. Quand le moi était compromis, alors on pouvait user de la langue sans trop de style, et sans espoir d’un destinataire. Alors on écrivait pour connaître, et pour connaître seulement, en désespoir.
Ce n’était plus un temps de parole. Ce n’était plus même un temps de silence.
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