top of page
  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Cerveau des oiseaux

De si la configuration mentale des volatiles change selon la densité des villes


Article initialement publié le 15 juillet 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.

-----

Il y a que ces volatiles ils ne volent pas comme chez nous de l'autre côté. Il y a que j'ai failli mes prendre plus d'une fois dans l'oeil, de cette volaille. Il y a que ça m'intrigue, moi, le cerveau des oiseaux. Tenez par exemple, l'autre jour, je passais devant le Jardin des Plantes, ou plutôt derrière le Jardin des Plantes, par le boulevard entre la Seine et le Jardin des Plantes j'ignore son nom, et puis tout à coup ça sent le fumier. Alors bien sûr ça me rappelle immédiatement mon enfance mais ce n'est pas de ça dont je veux parler. Je disais donc tout à coup ça sent le fumier, et là qu'est-ce que je vois, des autruches, ou des émeus, jamais su la différence. En tout cas c'était là, derrière les grilles, et ça marchait dans le fumier, au bord du boulevard je-sais-pas-quoi, tout près de la Seine, en plein Paris! Si seulement vous aviez vu cette tête, toute petite la tête, incroyablement minuscule la tête, absolument hors proportion cette tête, tête qui volait de gauche à droite et de bas en haut devant un gros corps, un corps énorme, hors proportion ce corps. Et pourtant la petite tête devait bien contrôler ce gros corps, à distance, pour ainsi dire, depuis les airs où elle tanguait, ou elle volait, je veux dire cette tête, cette tête totalement insouciante! Et là j'ai pensé, sensément : ça devrait être interdit, cela, ça ne peut être que dangereux, cela, une aussi petite tête qui contrôle un aussi gros corps, il y a des exemples chez les hominidés, on sait bien que c'est dangereux, donc ça devrait être interdit. Ce n'est pas seulement que la tête et le corps soient disproportionnés qui cause problème, c'est que la tête soit si flottante, si volatile voilà, oui, volatile, c'est le bon mot, volatile, alors que le corps est si lourd, si viandeux, si terrestre. Comment cette tête si volatile, si insouciante, probablement l'une des têtes les plus inintelligentes du règne animal, comment cette tête donc pourrait-elle contrôler avec prudence un corps si terrestre, si mammifère, si lourdaud et si dangereux, voilà en vérité le vrai problème, voilà ce que je me suis dit. Et là encore, c'est aussi un problème qui se pose chez l'hominidé, c'est le problème par exemple de ces hommes dont la tête est totalement séparée de leur corps, alors qu'en apparence, mais en apparence seulement, elle est reliée au corps par le cou. L'expérience montre bien que j'ai raison, que c'est effectivement dangereux, très dangereux même, cette disjonction de la tête et du corps. Donc ces autruches étaient là, en plein cinquième arrondissement de Paris, dangereuses comme des brutes épaisses ou des intellectuels, c'est-à-dire comme des hommes sans cervelle ou des hommes sans corps, c'est pareil, je veux dire, ce n'est pas tout à fait pareil, mais c'est aussi dangereux, voilà en quoi c'est pareil. Mais évidemment ce n'est pas une autruche ni un émeu que j'ai failli prendre dans l'oeil plusieurs fois à Paris! Non, c'est plutôt un pigeon, ou plutôt des pigeons, parce que comme je viens de le dire ça m'est arrivé plusieurs fois, je dirais une bonne dizaine de fois au moins en deux mois, et je doute que ç'ait été chaque fois le même pigeon, donc plusieurs pigeons. Bon, ce n'était pas le même pigeon, mais en revanche, ce que je peux dire, c'est que c'était la même race de pigeon, la même race bâtarde de pigeon, la même race dégénérée de pigeon de ville, de pigeon de Paris. Parce qu'on retrouve aussi des pigeons en campagne. Eh oui! il y a aussi des pigeons en campagne, qu'est-ce que vous croyez. Les gens croient que les pigeons, c'est un animal de ville, comme le rat. Mais non, enfin oui, mais non, à la campagne il y avait aussi des pigeons, et c'était aussi des animaux indésirables, mon père les tuait à coup de carabine. Donc il y avait aussi des pigeons, et ils étaient indésirables, et pourtant ce n'était pas la même race de pigeon non. Ce n'était pas du tout cette race dégénérée de pigeons de ville. Oui, c'était la même espèce, l'espèce pigeon. Non, ce n'était pas la même race, ça non, pas cette race dégénérée des villes. Pas ces bestioles avec des pattes qui pendent de travers, avec un plumage décoloré, avec des yeux et des becs secs et cassants. Et ces roucoulements reproducteurs abjects des pigeons des villes! En toute rigueur, à Montréal, les pigeons sont un peu dégénérés, mais jamais autant qu'à Paris! Je n'ai jamais vu une race de pigeons aussi dégénérée que la race parisienne. Mais je me perds. Ce qui m'intéresse, c'est le cerveau de ces pigeons dégénérés. Qu'est-ce qu'il y a, dans la tête d'un pigeon? Pas grand-chose, me direz-vous. Vous avez parfaitement raison, sans aucun doute. Mais dans ce pas grand-chose, il se produit quand même des phénomènes intéressants. Par exemple, qu'est-ce qui fait que ces volailles, je parle des pigeons dégénérés de Paris, qu'est-ce qui fait que ces volailles, donc, passent à deux doigts de me crever un oeil une fois sur deux qu'elles s'envolent devant moi? Peut-être que vous êtes Parisiens, et alors vous vous dites : bah, c'est comme ça partout. Eh non! monsieur, ce n'est pas comme ça partout! Je vous garantis que ce n'est pas comme ça partout, je vous garantis que ce n'est pas comme ça à Montréal par exemple. Jamais à Montréal, ou peut-être une fois mais pas plus, jamais donc, à Montréal, ou une fois ou deux tout au plus, je n'ai failli me prendre un pigeon dans l'oeil. Il n'y a que les pigeons parisiens qui projettent leur carcasse en l'air à deux doigts de vos globes oculaires. Je ne vois à cela qu'une explication. Les pigeons de Paris se sont habitués à vivre dans la densité parisienne. Les pigeons de Paris se sont habitués à voleter dans les rues étroites et parmi les foules serrées. Les pigeons de Paris, aussi dégénérés puissent-ils être, ont intégré dans leur cerveau petit la configuration de la ville dans laquelle ils survivent. Les pigeons de Paris ont développé l'habitude de passer près des visages, parce que dans certaines circonstances, très fréquentes à Paris, ils n'ont pas le choix, s'ils veulent s'enfuir, que de frôler les têtes et les visages d'hominidés. Un pigeon de Montréal ne serait pas aussi téméraire. Les pigeons de Montréal ne sont pas aussi téméraires. Les pigeons de Montréal n'ont pas besoin d'être aussi téméraires. Les pigeons de Montréal sont comme des avions en vol, ils conservent une distance respectueuse entre eux et les engins qu'ils croisent. Les pigeons de Montréal, inhabitués à la proximité, auraient bien trop peur, s'ils passaient à deux centimètres d'un visage humain, d'y laisser leur peau, ou leurs plumes, c'est pareil. Les pigeons de Montréal n'ont jamais appris des manoeuvres aussi risquées, risquées et pour le volatile, et pour le bipède qui croise sa trajectoire volante. À Montréal, les rues sont larges, les trottoirs sont larges, les ruelles existent, la ville est peu peuplée, ce qui fait que les pigeons ont amplement d'espace pour s'envoler ou s'enfuir sans risquer d'emboutir un visage humain. À Paris, en revanche, les rues sont étroites, les trottoirs sont étroits, la ville est surpeuplée, donc les pigeons n'ont pas l'espace nécessaire pour s'envoler ou s'enfuir sans risquer d'empaler un visage humain. Et cela prouve hors de tout doute raisonnable que le cerveau des pigeons, même de race dégénérée, est capable d'apprentissage, ou en tout cas de conditionnement. Cela prouve que dans la tête des pigeon il existe une sorte de cartographie primaire de la ville. Et cela explique sans doute enfin pourquoi, à Paris, j'ai recommencé à porter mes lunettes.

bottom of page