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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Chainy Rock

Une lecture du dernier chapitre de {Relief}


<quote><small>Il n'y a pas de "premier texte", on écrit toujours {déjà}. N'empêche qu'il y a le premier vrai chantier, long, auquel on s'attache. Pour moi, ç'a été {Relief}, commencé en 2007, alors que j'avais depuis bien longtemps perdu l'écriture de vue. Mais [j'ai dit tout cela ailleurs->http://mahigan.ca/spip.php?article104].


En écrivant ce texte, je n'ai jamais pensé que c'était de la poésie à proprement parler. J'ai même commencé par envoyer le manuscrit à des éditeurs de récit et de {roman}, qui n'en voulaient pas. Finalement, il a trouvé son chemin chez un éditeur de poésie, [Le Noroît->http://www.lenoroit.com/index_site.htm]. La normalisation romanesque de l'édition a pour effet de repousser dans le champ poétique toute démarche qui s'en écarte, alors jugée opaque.


J'ai donc été surpris, pour vrai, d'apprendre il y a une semaine que {Relief} était finaliste au prix Émile-Nelligan... Au moment de l'écriture, ça ne me serait jamais venu à l'esprit. Mais voilà, on ne prévoit pas le destin d'un texte.


On m'a demandé de choisir un extrait à lire lors de la cérémonie de remise du prix, qui aura lieu le 11 juin à 17h30 à la Grande bibliothèque de Montréal. Je lirai le dernier chapitre, "Chainy Rock" : c'est lui que je voulais le plus violent, en forme de profération. Le voici ici reproduit. Et comme je m'exerce en ce moment à la lecture enregistrée, je l'accompagne d'une version audio "maison". </small></quote>

<img361|center>

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<doc362|player=dewplayer>

<small>Mahigan Lepage, "Chainy Rock", chapitre de {Relief}, Le Noroît, 2011 (enregistrement mai 2012).</small>

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{{ {Chainy Rock} }}


{monte du fond de la coulée la voix gutturale de la descendance – mots étranglés au croisement du ruisseau de printemps et du trafic de poids lourds – au gisement d’un corps de pierre et de bois et d’os émergé – comme une silhouette raidie entre les murs d’épinettes et d’asphalte – parlant pour les fils jamais nés ou mort-nés ou partis là-haut il ne reste plus que les vieux les morts – l’horizontale du plateau brise la verticale des générations – l’arasement de la terre assèche le lit de la géniture – dans les coupes à blanc rien ne repousse rien – mais dans le lit de roche du Chainy Rock la colère du sang bouille et renaît – et jaillit verticale la voix qui troue la surface au-dessus – par-delà les parois escarpées de la race – et précipite l’ascendance dans la descente à pic – détruisant dans l’abrupt de la coulée la fausse tranquillité du sol – malheur à qui fonde son village sur l’ignorance – malheur à qui s’installe tout haut pour échapper à la main du malheur – au centre du disque suspendu villageois tu oublies les coulées et les colères de la terre – tes maisons devraient pencher au bord du précipice comme tes pierres tombales pour jamais – les morts savent mieux que les vivants les abîmes de la terre – toi tu marches et tu roules dans la fausse illusion de la platitude – perché trop près du soleil sa lumière t’aveugle et te confond – comme aux premiers temps de l’homme tu crois la terre plate et oblongue – et tu crains d’en explorer les confins de tomber – tu te renfermes et tu durcis et ton coeur et ta nuque – yeux fermés mains devant tu décimes les peuplements du plateau – les arbres tombent les machines de fer les emportent – autour du village la clairière grandit jusqu’à rejoindre les bords du plateau – la forêt presque entièrement rasée – les coupes à blanc Romu les coupes à blanc – malheur à qui fait violence à la terre – la blancheur des coupes t’éblouit et encore tu ignores la menace – tu appelles ton village Ascension et tu te crois auprès de Dieu – et tu bûches infatigablement et même les derniers peuplements tu les bûches – mais le vent et la pluie arasent et érodent les surfaces – de plus en plus fragile la croûte terrestre sur quoi tes maisons et tes routes reposent – l’horizon du temps de la fondation à la ruine sans cesse rétrécit – ton village ne te survivra pas Romu il vieillit et meurt à vitesse d’homme – assez de ta fausse ascension – de tes hauteurs Romu je te ferai moi redescendre – ma voix te porte d’une extrémité à l’autre de la terre – avec l’admiration et la violence d’un adieu – recréant sur les chemins des plateaux les aspérités et les vertiges – relevant avec toi le relief du paysage émoussé – qu’en chaque horizon et en chaque saison tu éprouves en ton corps les failles et les saillies – que le vertige pour toi soit crise Romu crise de coeur – épreuve du relief par quoi la croûte se fissure et se fend – et au bout toujours la plus grande épreuve du relief la mort – si relief dit aussi soulagement ou enlèvement à soi – à chaque extrémité de la terre t’effacer de la surface – par l’eau et le feu et la glace et tous les fléaux rabattus – les éléments contre toi déchaînés comme une grande tempête dans la tête – histoire simple d’homme pris du coeur sachant qu’il va mourir et bûchant plus de cordes de bois qu’il n’en faut pour l’hiver afin que sa veuve ne manque pas – mais ampleur prise dans le vertige et la colère de la voix récitante – montant du fond où toute pesanteur se rassemble – dernier horizon dernière saison Chainy Rock de nord printemps – dans l’obscurité la plus noire je te vois – dans ta camionnette tu descends vers moi – entre les murs de roche froide et d’épinettes noires – la lumière du soleil s’éclipse et la nuit se répand – ton bras gauche te fait mal Romu et tu connais la douleur – ton coeur et ton poing se serrent comme des noeuds aux arbres tu n’en as plus pour longtemps – tu te ranges en bordure de la route et tu sors de ta camionnette – tu marches dans la coulée mais qui marche ici à part les coyotes et les morts – les camions aveugles passent sur la route en rugissant – tu descends vers le ruisseau par une petite sente – tu te penches sur l’eau tu souffres tu veux t’arroser le visage Romu – mais ta viscère se serre et se brise et tu tombes tête première à l’eau comme un arbre mort – ta nuque durcie Romu ta nuque à la peau de l’eau noire – et cette vision comme un étranglement dans la gorge – qu’en cet endroit la grande coulée de lave enfin s’arrête et se fige – en un roc compact d’écriture coulée}


<small>{Relief}, Le Noroît, 2011, tous droits réservés. </small>

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