top of page
Photo du rédacteurMahigan Lepage

Conversation en langue étrangère

Ce que nous apprend l'apprentissage d'une langue


Voilà un an et huit mois maintenant que j'ai atterri en Thaïlande. Mais je n'ai pas passé deux années complètes ici. J'ai voyagé beaucoup ailleurs en Asie (Laos, Vietnam, Cambodge, Philippines, Indonésie, Chine, Inde...), ce qui doit bien donner, tout compté, quatre ou cinq mois à soustraire au compte de mon séjour thaïlandais.


J'ai commencé à apprendre la langue thaï quelques mois après mon arrivée. J'ai pris un cours de conversation à l'automne 2012. Puis, plus aucun apprentissage formel jusqu'en 2014, en raison des [voyages->http://www.mahigan.ca/spip.php?article477]. Enfin, ces derniers mois, un autre cours de six semaines ("Conversation 2"), toujours dans la même école : l'American University Alumni (AUA) de Chiang Mai.


Cela dit, entre-temps, il y a eu quelques virées en région thaïlandaise, qui m'ont dégourdi la langue. En particulier ce trip de moto, le [Mae Hong Son loop->http://mahigan.ca/spip.php?article323], dans les montagnes du Nord, où les gens que je rencontrais parlaient peu ou pas anglais (alors qu'à Chiang Mai, plus d'internationalisme, donc plus difficile de s'exercer).


Après 120 heures de cours, je commence à maîtriser un peu la langue (relativement). Je suis rendu à un certain niveau, où je peux aller légèrement plus loin que les conversations de base, et discuter avec des amis, à condition qu'ils parlent lentement et se montrent patients avec moi!


Le thaï est une langue qui a ses difficultés propres, mais aussi ses facilités.


Difficulté : les sons et les tons. Il existe des sons, dans cette langue, qu'aucun Européen n'aurait jamais pensé à produire! Une voyelle en particulier, très guttural, mais que l'on ne peut réussir qu'en tirant un sourire tout en forçant du ventre! (Par exemple, dans le mot "cheu" : [écouter sur Google Traduction->http://translate.google.com/?hl=fr#fr/th/nom]).


Autre difficulté -- celle qui fascine le plus les Occidentaux --, les tons. Ou plutôt, devrait-on dire, les "marqueurs" (enfin, je ne sais pas si c'est comme ça qu'on dit en français, en anglais en tout cas, c'est "marker"). Parce que toutes les langues ont des tons (qui produisent leur musique distinctive -- le coréen, par exemple, a une musique très prononcée, et pourtant pas de "marqueur"). Mais seules certaines d'entre elles utilisent ces tons pour indiquer ("marquer") des significations.


C'est vrai, on peut bien le dire, les marqueurs ce n'est pas facile. En thaï, il existe cinq tons. En soi, comprendre comment les produire n'est pas facile. Ensuite, il faut encore les connaître et se les rappeler! Ça ajoute un paramètre à la langue, ça demande donc un peu plus de concentration. Certains apprenants ne se foulent pas, on entend parfois des Américains "parler thaï" avec des "stresses" anglais, c'est plus ou moins compréhensible!


Dès le début de mes cours, j'ai envisagé les tons comme une donne importante, et non facultative ou secondaire. Comme un paramètre que je ne devais pas oublier. Encore aujourd'hui, quand j'apprends un nouveau mot, je me demande toujours quels sont ses marqueurs. Après, souvent, je les oublie ou les "mange"! Et puis, ce n'est pas facile de les aligner l'un à la suite de l'autre, parler devient une sorte de montagne russe. C'est pourquoi, aussi, les Thaïs séparent très distinctement chaque syllabe. C'est une langue bien plus saccadée que le français ou l'anglais, par exemple.


Et puis, encore une autre difficulté (sur laquelle je ne m'étendrai pas) : les sons courts versus sons longs. J'ai encore bien du mal à les maîtriser. Je vais commencer un cours de lecture-écriture début mars, je pense que ça va remettre beaucoup de choses à plat.


La contrepartie de toutes ces difficultés? Une très grande simplicité de la grammaire, de la syntaxe et des syntagmes. Aucun accord de verbe. Quand je dis aucun, c'est absolument aucun. Pour le futur, on utilise une particule ("jà"), que l'on place devant le verbe (elle permet aussi, avec d'autres mots, de former l'idée du "peut-être" ou du "should"). Pour le passé, niet! Il faut utiliser des adverbes de temps, ou simplement se fier au contexte. (Je ne suis pas linguiste, cela dit, je ne parle pas du thaï en spécialiste, mais en apprenant.)


Grande logique aussi des formations lexicales. Parfum, c'est "eau qui sent bon". Avion, c'est "machine qui vole" (et il faut enlever les "qui", c'est plus simple que ce que je peux en traduire). Il faut se rappeler qu'en écriture thaï, il n'y a pas d'espacement, donc pas tant de séparation entre les sèmes. On ne sait plus dire, parfois, si cela est un seul mot, ou un substantif suivi d'un adjectif! De même, les substantifs peuvent devenir des verbes ou des adjectifs très facilement, en toute fluidité. "Aller" et "venir" ("pai" et "maa") servent aussi de préposition pour indiquer une direction, c'est très logique (par ex. : "J'envoie une lettre aller Canada", ou bien : "Ma mère m'envoie un email venir Thaïlande"). Une langue beaucoup moins arbitraire que nos langues de source latine, il me semble. La syntaxe est très logique, aussi, sujet-verbe-complément. On colle les adjectifs juste après les noms. Au total, on peut vite se mettre à balancer des phrases, même si on écorne grossièrement les tons et les sons.

</br>


C'est un grand plaisir, de voir s'ouvrir peu à peu une langue qui nous était d'abord complètement opaque (comme dit Benoît Melançon dans son {[Bangkok->http://www.amazon.com/Bangkok-notes-voyage-French-Edition-ebook/dp/B004WLOBQM]}, de cette langue, au début, on n'a absolument aucun référent, rien en elle ne fait sens pour nous). J'ai appris l'anglais, bien sûr, dès l'adolescence (mais c'est seulement depuis que je vis en Asie et qu'elle est devenue ma langue de communication orale principale que je la parle sans plus aucune hésitation ou presque). J'avais aussi commencé l'espagnol, début vingtaine, mais n'ai pas poussé plus loin. Le plaisir d'apprendre le thaï tient à son étrangeté radicale. C'est comme apprendre à parler la langue d'un autre monde.


Mais son apprentissage m'a aussi rappelé quelque chose qui n'a rien à voir avec cette langue-là en particulier (et que l'apprentissage débutant de l'espagnol m'avait déjà suggéré). C'est que les cours de conversation ne sont pas seulement des cours de langue. Ce sont aussi des abrégés de nos rapports entre parlants.


Les cours de conversation ont une vocation pratique, et non seulement théorique. Il s'agit d'apprendre à converser le plus efficacement possible. Du coup, on apprend des phrases qui ne sont pas choisies au hasard. Celles qui, de fait, risquent le plus de nous être utiles quand viendra le temps de soutenir une conversation de base.


Et quelles sont ces conversations de base? Ce sont des reflets de notre esprit. De notre esprit qui, eh bien oui! passe son temps à juger et préjuger. Si c'était seulement de la bouffe, de la température, des paysages et des choses, passerait encore. Oui, on apprend beaucoup à dire : "c'est bon", "c'est beau", "ce n'est pas délicieux", "la température est bonne", etc. Non, ce qui est plus dérangeant, pour moi, c'est comment les frontières et les classements binaires restent solidement installées dans l'ordinaire de nos conversations.


Voici quelques exemples de phrases que l'on répète très, très souvent dans les cours de conversation :


"Les Thaïlandais aiment les plats épicés."


"Les Occidentaux n'aiment pas les plats épicés."


"Les Canadiens n'ont jamais froid."


"Les Thaïlandais sont intolérants au froid."


"Les Japonais sont timides."


"Les Italiens ne sont pas timides."


"Les Occidentaux aiment faire de l'exercice."


"Les Thaïlandais n'aiment pas faire de l'exercice."


Etc., etc.


On est dans la stéréotypie culturelle complète. Pas parce que mes profs de conversation ont plus de préjugés que les autres, mais simplement parce que, de ces phrases, sont tissées les conversations de tous les jours. J'ai pu le vérifier, avec des chauffeurs de taxi et de tuk-tuk, en particulier. On le sait bien, quand on voyage, la première question que l'on nous pose, c'est : "Where are you from?" Ça va de soi, mais ce qui est énervant, c'est qu'elle s'est fait kidnappée, cette question a priori amicale, par les rabatteurs et autres harceleurs (mais passons). Ce qui vient, donc, juste après notre réponse ("Je viens du Canada", ou bien, parfois, j'ose dire "Quebec, Canada", ou même seulement "Quebec" ou encore "Montreal"), ce qui vient après, donc, presque immanquablement, ce sont des idées reçues, des stéréotypes, des préjugés. Lisez donc [{En taxi dans Jérusalem} ->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814507043/en-taxi-dans-jerusalem] de Sabine Huynh, là on est exactement dans cette sphère-là. Le taxi est sans doute le lieu par excellence de la conversation ordinaire. Ce n'est pas préjudiciable envers les chauffeurs de taxi! C'est seulement que le taxi favorise la conversation entre personnes qui ne se connaissent pas et qui, parfois, souvent, proviennent d'horizons culturels différents. J'entends à tout bout de champ les mêmes phrases inversées dans la bouche des expatriés ou des touristes : "Les Thaïs sont comme ci", "Les Thaïs sont comme ça"... Ces paroles communes n'appartiennent, par définition, à personne. Et soi-même, comme les autres, on s'entend parfois les répéter.


Qu'est-ce que je m'en étais pris dans le Québécois, en France, de ces phrases, jusqu'à saturation, vraiment. Quand sera-t-on capable de rencontrer un Québécois en France sans s'étonner de son accent (vous aussi vous en avez un, je vous ferai remarquer... ah non, c'est vrai, j'oubliais, pas vous (tous les six mois je rencontre un Français en Asie qui prétend ne pas avoir d'accent... il serait peut-être temps de réviser vos conceptions du monde, hors ethnocentrisme... tout ce qui fait qu'un accent se dit "non-accent", c'est qu'il possède ou croit posséder pouvoir ou dominance)).


Bref, apprendre une langue, c'est réapprendre la conversation ordinaire. Et ce n'est pas toujours réjouissant, j'aime autant vous le dire. On est tout près de l'atelier de Flaubert (lieux communs, idées préconçues, esprit de clocher, etc.).

</br>


Alors, je me prends à imaginer ce que serait une langue qui ne connaîtrait pas ce genre de conversation. Une langue qui se serait séparée des idées communes et de la pensée binaire. Une langue qui ignorerait jusqu'à l'idée même de frontière.


Qu'est-ce qu'on apprendrait, alors, dans les cours de conversation? Quel vocabulaire, quelles brides de phrases, pour la vie quotidienne?


Une langue qui ignorerait le général pour ne nommer que le particulier?


Peut-être, justement, une telle langue, on ne pourrait pas même l'apprendre. Trop plurielle, trop éclatée, trop circonstancielle et particularisante. Il faudrait à chaque moment l'inventer.


Mais est-ce qu'on se comprendrait, les uns les autres? Le grand défi serait là, de se comprendre, en l'absence de généralité. Mais quelle beauté ce serait, quand il y aurait compréhension vrai, de ce qui n'avait jamais été énoncé avant.

</br>


Et qu'est-ce que l'écriture et la lecture,


finalement,


sinon la recherche d'une telle langue?


Mots-clés :

Comments


bottom of page