Désentravement
De l'impulsion de fuir et de couper les liens
Article initialement publié le 17 juillet 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.
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Je marche dans les rues et je n'arrête nulle part. Je voyage et je n'arrête nulle part. C'est ma manière de marcher, c'est ma manière de voyager. J'ai ce qu'on appelle la bougeotte. Partout j'aspire à me délier, à me libérer, à me désentraver. Je cherche un restaurant où manger. Non, pas là, il y a trop de monde. Non, là non plus, c'est trop cher. Non, pas là, il n'y a pas assez de monde. Je bouge, je bouge, je fuis, sans cesse je fuis. Je cherche un bar où boire une bière. Je ne sais pas pourquoi, mauvaise expérience vécue peut-être mais quand, je me sens mal d'aller boire un verre seul dans un bar. Dans un café, à la rigueur, ça peut aller. Mais dans un bar, je me sens mal. Pourtant je le fais parfois, j'entre dans un bar, seul, je m'assieds, seul, je commande une bière, seul, je bois, seul. Personne ne me regarde, tout le monde s'en fiche, et pourtant je me sens regardé, je me sens jugé : celui-là, il est seul, il boit une bière seul, dans un bar, cela ne se fait pas. C'est ridicule, je sais. Essayez pourtant. Allez dans un bar, seul. Asseyez-vous, seul. Commandez une bière, seul. Buvez-la, seul. Je parie que vous allez la boire vite, votre bière. Je suis convaincu que beaucoup de gens, la plupart des gens peut-être, n'ont jamais bu une bière seul dans un bar. Pour boire une bière seul dans un bar, il faut connaître la solitude. Cela implique de s'éloigner des autres. Je connais la solitude bien mieux que vous. J'ai des éternités de solitude à mon actif. Je marche, je cherche la rencontre. La solitude me pèse. Mais comment on fait pour rencontrer dans la ville? Je viens de la campagne, de très loin les rangs. Là-bas, on ne se posait pas la question de rencontrer. On ne se posait même pas la question de saluer. Bien sûr qu'on salue celui qu'on croise, on n'est pas des sauvages. Alors dans la ville on fait comment, quand on n'a pas appris comment? On marche, on marche, on dévisage les passants. Les passants en retour vous dévisagent. Les visages sont méfiants, ou séducteurs, mais cela revient au même. Sous quel prétexte on arrêterait la marche? Je te prendrais par la manche et je te raconterais une histoire. J'ai plus de solitude que si j'avais mille ans. Je voyage, les autres, ce n'est pas que je les cherche, mais ils seront là. Ils sont là, ils me retiennent, ils m'entravent. Je les fuis, je les repousse. Je m'isole dans ma chambre d'hôtel. Ce n'est pas assez. Je veux voir le monde, je veux voir le pays, les gens, mais comme je veux, à mon rythme (rapide, fuyant), sans qu'on me retienne, sans qu'on m'entrave. Je sors de ma chambre d'hôtel, je rase les murs, je saute dans un taxi. Direction la gare de train, ou la gare d'autocar. Je monte dans un train, dans un car. Une autre ville, une nouvelle chance. Je sors du taxi. On se rue sur moi, on m'accable, on me harcèle. Je gueule, je frappe, je parviens à me libérer. Mais bientôt d'autres entraves, et ainsi de suite. Je suis seul de nouveau. Mais vraiment seul. Et puis ma solitude se repeuple, c'est ainsi. Je peuple ma solitude. Il y a plein de gens, qui disent ceci, qui disent cela. En général ce qu'ils disent ce n'est pas bien. Cela met de l'intrigue. Un tel me dit qu'il ne me rappelera pas, qu'il ne me réécrira pas. L'autre me dit qu'il est fâché contre moi à cause de telle chose que j'ai dite. Il y en a même un qui veut m'agresser physiquement, je suis mieux de me préparer. Il y en a un qui me dit toujours que je n'y arriverai pas, que je n'arriverai à rien, il me croit bien faible, celui-là! Il se dit : s'il s'en sort, ce sera grâce à moi, parce que je lui aurai fait prendre conscience de sa faiblesse. Il y en a d'autres encore, je ne connais pas leurs noms. Je les appelle : le peuple des solitudes. Quand j'en ai assez d'eux, je sors. Je marche, je marche. Je marche vite, toujours. Les citoyens des solitudes peinent à suivre mon pas. J'en sème quelques-uns, pas tous. Puis je me fatigue, j'ai mal au genou, mon genou gauche, je suis un marcheur et pourtant j'ai des jambes mauvaises. Je me fatigue, je rentre. Aussitôt, je suis de nouveau assailli. On dirait que le peuple des solitudes se venge de moi, parce que j'ai essayé de le semer, de le disperser. J'allume la radio, la radio parlante, toujours. Ça couvre le bavardage intérieur. Ou bien j'ouvre un livre. Alors là, cela remplace le bavardage intérieur, à condition d'arriver à se concentrer. Je ne connais pas la vrai solitude. Je me débats dehors, je me débats dedans. Sans cesse j'essaie de me délier, de me libérer de me désentraver. Je veux être l'homme désentravé. Comment, je n'y arrive pas. Je m'assieds, je me couche. J'écoute la radio, je lis. Je me lève, je sors. Je marche, j'évite. Je me fatigue, je rentre. Je voyage, je reviens. Je me couche, je lis. Je dors. J'écris.
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