François Bon | Kamouraska rien, Kamouraska pas
Échange vases communicants, juin 2012
<quote><small>Chaque premier vendredi du mois, dans le cadre des [vases communicants->http://rendezvousdesvases.blogspot.ca/], des blogueurs s'échangent leurs plateformes : on écrit {chez} l'autre, et l'autre chez soi.
Aujourd'hui, [je suis reçu chez François Bon->http://tierslivre.net/spip/spip.php?article2961] -- que je remercie -- et en retour, je l'accueille chez moi avec "Kamouraska" -- un texte anxieux d'Amérique.
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Parce que nous avions commencé à voyager de longtemps dans le nom même de Kamouraska.
Parce qu’il était nom de livre, ou pour son assonance propre : qu’importe même sur quelle rive et quelle latitude était Kamouraska, c’était la conquête d’un nom comme tout nom de lieu qui constitue un monde au bout du monde.
C’est comme Alma, mais en plus long (et Alma de l’autre côté, loin -- on ne se faisait jamais à ces distances). Puis Alma personne n’en parlait avec cet air de respect ou d’émerveillement qu’ils avaient pour Kamouraska, il nous faudrait forcément aller à Kamouraska.
Est-ce qu’on pourrait alors parler du voyage à Kamouraska alors qu’on n’a rien vu ni rien fait à Kamouraska, est-ce que répéter vingt ou quarante fois le nom même de Kamouraska est la magie suffisante puisqu’on n’a rien sur voir à Kamouraska, que le fleuve mais le fleuve est partout lui-même le fleuve, non pas une mer puisqu’on aperçoit la ligne en face et donc encore le fleuve, le fleuve devant Kamouraska.
Ou bien, encore plus simplement, parce que nous n’étions pas apte à comprendre Kamouraska et ce qu’ils nous disaient, quand ils nous disaient d’aller à Kamouraska ?
On connaît bien les Sables d’Olonne et Saint-Georges de Didonne et Pornic et tant d’autres -- nos petits pays de géographie saturée reproduisant ville après ville. Et vous poseriez un nom au bout de tant de route dans tant d’infini espace uniquement pour ces trois cabanes à Kamouraska ?
Pour la capacité de l’Amérique à se refaire elle-même en quelque lieu qu’elle soit (ou Bay City, ou Montauk, ou donc Alma), ce à quoi jamais ici nous ne saurions prétendre, dans le vieux pays labouré de nos guerres et notre usure ?
Et que nous serions incapables de jamais comprendre l’Amérique, déjà dans ce temps qu’il faut pour se déplier après les heures de voiture sur la route invariable, quand autour de soi tout est à nouveau ce qu’on n’a pas cessé de traverser ?
Il n’y avait rien, à Kamouraska. La mairie et un vague musée fermé, l’église mais je n’aime pas les églises (elles possèdent ici une moitié de continent et régissent les noms et encore beaucoup trop des moeurs), une boulangerie fermée et pas de bistrot, deux types qui nous regardaient depuis leur 4x4 garé à la station-essence mais on n’avait pas besoin d’essence.
Alors oui on est descendu au fleuve, on a vu la petite rue des sites Internet avec la légende {joli village coloré} mais c’étaient des maisons de vacances fermées et puis qu’est-ce que c’est, par rapport à Royan ou la Baule ou Cabourg : notre faute, chercher ce qu’on s’imaginait à ressemblance, qui irait avec mer et vacances, comme on avait survolé Atlantic City ou mangé des hot-dogs à Coney Island ? On supportera à jamais, dans la langue et la cervelle, la punition de n’avoir pas été américain, ils construisent des Kamouraska pour ça.
Sur cet embarcadère on est resté longtemps, les grues avaient des vols d’argent, le mugissement infini du fleuve se tissait sans plus de bruit que le ciel, la lumière tombait à la verticale, et quand nous sommes remontés les 4x4 avaient disparu et les types aussi, il n’y avait vraiment personne ce jour-là dans Kamouraska.
On a repris la voiture, roulé encore. À Rivière-au-Loup il fallait de l’essence et manger (on aurait aimé y manger, à Kamouraska, et y marcher : ou alors il y en avait plusieurs, de Kamouraska, et on n’était pas tombé dans le bon ?). À Rivière-au-Loup c’était exactement comme Alma : le marchand de {skidoo}, le supermarché et son parking, les maisons avec le 4x4 devant et la boîte aux lettres en avant de la pelouse, puis les enseignes habituelles, on va à la même, on prend des ailes de poulet avec des frites et un Coca, on avait vu Kamouraska et longtemps qu’il n’y a plus de loup à Rivière-au-Loup, qui ressemble à Alma sans être Alma.
J’aime cette Amérique-là. J’étais perdu à Moncton tant Moncton est au milieu de rien, et le dit jusque dans sa {main street} : oubliez votre idée de la ville, bonnes gens, ici la ville est pays et réciproquement, et le rien se franchit d’une demi-journée de voiture, d’une journée pleine c’est égal, ou dormez au motel et continuez. J’ai tant aimé Halifax pourquoi : sinon, mais ça ne me vient qu’aujourd’hui, parce qu’Halifax était la pause des bateaux d’Europe avant de repartir vers New York, Halifax comme Providence sont des constructions d’Europe lancées comme des ponts. Mais au Québec on ne parle pas d’Halifax ni de Moncton, ça n’existe pas, on va à Kamouraska.
Ça me reste aujourd’hui, comme une sorte d’échec : un jeu qu’on a essayé et on n’y comprenait rien aux règles. Le fleuve qu’on regardait mais qu’on ne savait pas voir. La petite rue vide et ses trois maisons reproduites sur tous les sites Internet. Où donc était la trappe pour entrer dans leur monde, nous n’avions pas fait ce chemin pour marcher dans une carte postale ?
À Rivière-au-Loup ce dimanche-là nous avions manqué le traversier de l’après-midi, il fallait attendre deux heures pour le suivant, le matin on avait suivi le fleuve de village en village, alors on a repris l’autoroute en direct et j’ai vu le panneau sortie Kamouraska, on a filé en silence. Il faut croire que tout cela se mérite, qu’on ne le méritait pas. D’Alma, l’autre fois, nous avions filé à Peribonka, puis Dolbeau-Mistassini et jamais eu ainsi l’impression d’être refusé, posé sur une image lisse qui s’appelait Amérique et rien qui vous donne prise.
Est-ce qu’il y a tout cela, dans le nom Kamouraska ?
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