Hiatus métro
Suppression mentale d'une station sur la ligne
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Métro. Lieu difficile d'exploration, décevant presque, tant il est monotone, réglé comme un métronome. Transport sans paysage, aux fenêtres donnant sur le noir, le béton sale, et sur des lumières de sécurité et d'entretien, des panneaux -- de loin en loin.
D'où l'inconfort. Le transport d'ordinaire est lié à la vue, le voyage au paysage. Là, on ne voit rien. On se regarde les pieds. On s'évite du regard. On ferme les yeux, parfois on dort. On endure.
Comme l'avion, la plupart du temps, surtout quand on est assis côté couloir, loin du hublot, ou qu'il fait nuit. On n'est plus alors qu'un ballot transporté. Les hôtes et hôtesses nous gavent, nous soignent comme des invalides. De l'avion au métro : la lourdeur, l'engourdissement -- la stupeur : mêmes, presque.
Transports parfaitement symétriques, pourtant : qui au-dessus du sol, qui au-dessous. Le métro : voyage dans les entrailles de la ville. Moyen extrême, fou, tellurique, d'éviter l'encombrement des rues, les trafics, les feux. Si à la surface la ville avait été mieux conçue, il n'y aurait pas eu besoin de métro. Ces tunnels sont le signe que quelque chose ne va pas, là-haut, qu'on évite.
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Descendre dans le métro. Remonter du métro. Transport tout entier vertical, malgré la translation horizontale sur le rail. Car cette translation est inerte : on a plutôt l'impression d'un ballottement, d'un brassage. Au mieux, d'un bercement : on s'enfort facilement, dans le métro, comme des bébés bercés. S'éveillent alors des zones profondes et animales de nous-mêmes, des pulsions sexuelles qu'on n'oserait pas dire.
Le même malaise qu'en les tunnels le train, mais prolongé, ininterrompu -- sauf lorsqu'en certaines villes (Paris) le métro émerge soudain à la surface, flèche surgissant du sol comme Martin-pêcheur de la mer. C'est alors un respir, un relief, un soulagement. La lumière, le paysage, l'espace enfin renaissent.
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Qu'y a-t-il à faire, dans l'obscur tunnel, hors dévisager ses {compagnons} de transport -- pas compagnons du tout en fait (on ne les connaît pas, ne leur parle pas, ne les aime pas, on s'en méfie). L'envie de dévisager est aussi forte qu'impérieux son refoulement : le regard oblique ou baisse -- on regarde ailleurs.
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D'une station l'autre : le même trajet chaque fois recommencé, identique, hormis peut-être quelques courbes, quelques ralentissements reconnaissables (à Paris ou Boston plus qu'à Montréal, où le métro est généralement rectiligne). On lorgne les vieux écrans datés, qui diffusent des informations et des blagues en proto-pixels gros comme des billes. On lit sans le vouloir les publicités : poisons. On dévisage, on mate, on est voyeur (des filles, surtout). On se laisse prendre par la stupeur animale, mi-conscient.
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Et on écoute la voix de femme dans le haut-parleur. "Prochaine station : Sherbrooke". "Station : Sherbrooke". Intonation aussi répétitive que le rythme du métro, mais où varient les noms -- qui tous intriguent, depuis l'enfance, qu'on le sache ou non. On écoute, avec la lassitude de savoir déjà, la plupart du temps, ce qui viendra après. Voix devenue pratiquement inutile, sauf peut-être pour les touristes, ou les distraits. Possible qu'elle suffise à réveiller certains endormis, en plongeant son dards jusque dans le subconscient, habitat de l'habitude.
Pour moi, cette étrangeté, que je ne me suis jamais expliqué. Quand je suis arrivé à Montréal, il y a une douzaine d'années, j'ai souvent pris la ligne orange. J'avais des amis qui habitaient à peu près où j'habite aujourd'hui (et à l'époque, cela m'apparaissait {loin}). Depuis Mt-Royal, passer les stations Laurier et Rosemont, pour arriver à Beaubien. Mais : pour une raison qui m'échappe, mon cerveau n'a jamais voulu intégrer la station Rosemont. Il a voulu {supprimer} la station Rosemont. Dans ma tête, la station Beaubien devait venir tout de suite après Laurier. Je ne me risquerai pas à interpréter le pourquoi : quelle corde, en moi oubliée, le mot "Rosemont" faisait-il vibrer? Toujours est-il que le trajet allait être déformé par cet effort de suppression. Comme un hiatus, un mot manquant dans la syntaxe du trajet -- jamais comblé.
Quittant Laurier, j'attendais donc immédiatement Beaubien. Et voilà le plus étrange : quand la voix de femme dans le haut-parleur disait "Prochaine station : Rosemont" puis "Station : Rosemont", j'entendais "Prochaine station : Beaubien" et "Station : Beaubien". Et chaque fois, arrivé à Rosemont, quand le mot "Rosemont" se montrait sur les murs dans toutes son évidence scripturale, c'était la déception, le choc du réel, et la difficulté d'admettre cela -- comme au sortir d'un somnambulisme.
J'entendais si bien le mot "Beaubien" au lieu de "Rosemont", que j'en suis venu à penser à une erreur d'enregistrement. Et le plus drôle : encore aujourd'hui, j'entends souvent "Beaubien" au lieu de "Rosemont". En fait, chaque fois que je suis inattentif, j'entends "Beaubien". Pour entendre "Rosemont", il faut que je fasse un effort de conscience, de réveil -- que je m'applique la réalité dans la figure, crûment.
On le sait bien : on n'entend pas avec les oreilles, mais avec le cerveau. Mais connaît-on toutes les empreintes que nos erreurs ont creusées tout au fond de nous? Suffit d'une suppression, ou d'une mauvaise interprétation, pour que le réel entendu chaque nouvelle fois viennent s'ajuster au creuset que nous lui avons préparé. Ce qui est plus grave, et ignoré : il arrive (la plupart du temps) que ce soit plus abstrait, plus complexe. Des suites de mots, des syntagmes, des tons même seulement : comment les entend-on? Qu'entend-t-on au fond, du monde? Ce qu'il faut de conscience, d'attention (rares), pour écouter vraiment. Notre tête est pleine de hiatus, d'erreurs qui trouent et contestent la trame du réel.
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Plus l'empreinte est profonde, moins la correction sera facile, voire possible. Avoir fait cette vidéo enfin, entre les stations Laurier et Rosemont, et surprise d'entendre, en l'écoutant, même hors du contexte métro, cette fausse note, encore une fois : "Station : Beaubien". On se secoue, on réécoute : "Station : Rosemont". Encore une fois, on s'est trompé. On n'a pas écouté : on a rejoué intérieurement la boucle.
Il n'y a pas de trajet, pas de phrase réels et entiers : que des montages, des fictions aux ciseaux.
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