Jaune machines
Présence des monstres des forêts en plein coeur de la ville
Ce qu'il y a de neuf avec la ville : elle n'a plus de lieu propre, n'est plus un espace délimité opposable à la campagne. Elle est, éparpillée, irrepérable, le mode - devenu dominant - selon lequel les choses se présentent désormais à nous.
Ainsi les [a->http://mahigan.ca/spip.php?article122] [r->http://mahigan.ca/spip.php?article136] [b->http://mahigan.ca/spip.php?article141] [r->http://mahigan.ca/spip.php?article145] [e->http://mahigan.ca/spip.php?article156] [s->http://mahigan.ca/spip.php?article168] : ils appartiennent d'abord à la forêt, mais surgissent partout en la ville, sous des formes diverses et fragmentées.
Il n'y a rien qui ne paraisse ici, sur les trottoirs, par les rues, aux vitrines ou dans les images, les paroles. La ville est d'abord faite de ce qui n'est pas elle : elle est agencement.
Même l'hiver semble ne pas lui appartenir en propre. La neige est comme naturelle en campagne, en forêt : pas ici. On s'en étonne, presque, qu'elle tombe. On a bâti la ville comme un intérieur, et soudain il y neige. Nos pas, nos rues ne sont pas prévues pour : on bute, on peine.
Pour le ramassage, on fait venir d'autres choses extérieures : des niveleuses, des souffleuses, des camions semi-remorque. On les connaît bien, ces machines, pour avoir grandi sur des montagnes de bûcherons et de fermiers. Là-bas, elles étaient à leur place : c'est l'homme, au contraire, qui semblait alors déphasé, vivant au milieu du trafic des machines lourdes, sur des chemins d'abord conçus pour le travail et le transport du bois, et non pour lui.
Hier, avoir vu passer une de ces machines : un dix-huit roues tout chargé de neige. Le temps de sortir mon bidule pour chromographier, elle s'éloignait déjà, et le filtre - rouge - n'était pas celui que j'aurais voulu. J'ai appuyé quand même sur le bouton "photo", et voici ce qui en est sorti :
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Par association, ma mémoire a aussitôt rapporté à la surface d'autres images prises à l'automne, d'un autre poids lourd s'étant délesté de sa remorque en plein milieu d'un quartier achalandé.
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J'avais tout de suite reconnu ce jaune métal, ce jaune de machinerie, cousin du [rouge des bornes fontaines->http://mahigan.ca/spip.php?article132]. C'est le jaune des niveleuses, des souffleuses, de certains tracteurs de ferme ou forestiers, des crochets, des tire-billes... Une couleur d'outil, de travail. Et le profil musclé du camion, et la rouille de la remorque : autres donnes connues, qui me ramenaient illico à des impressions d'enfance (enfance de ferme, de bois, d'élevage et de {bûchage} : toutes tâches que j'observais sans y prendre part).
Que fabriquait-il ici, ce jaune? La remorque était chargée de poteaux pour l'électricité. Ces poteaux évoquaient évidemment pour moi, en plus lisses, plus policés, plus {civilisés} si l'on veut, les grumes brutes qu'on sortait de la forêt sur des remorques dans les montagnes d'enfance. Les camions qui les tiraient avaient des airs furieux, qu'accréditaient les rugissements et les panaches de fumée bleuie. On chargeait les remorques au maximum, pour l'économie sans doute : la taille des billots et la hauteurs des piles impressionnaient. Les arbres ébranchés dépassaient souvent de beaucoup à l'arrière. Et même, quand ils étaient tordus, sur les côtés : souvenir d'une fois, en autobus scolaire, avoir croisé un poids lourd, et avoir vu une grume passer à quelques centimètres de la vitre d'autobus. Sur ces montagnes, il valait mieux écouter les chauffeurs d'autobus quand ils vous disaient de ne pas sortir les mains et les bras par les fenêtres...
Pour combien de temps encore, ces machines et ces couleurs? Le monde d'où elles viennent est de moins en moins stable, soumis comme le reste au réagencement de la ville. Et l'on parle, dans les journaux, à la radio, chaque année lors du ramassage de la neige, de la peur et des morts que causeraient les poids lourds dans la ville... On voit déjà en Europe, et dans les imaginations des urbanistes, des véhicules plus polis, plus petits, plus urbains.
Alors enregistrer les couleurs des outils et des machines, avant qu'elles ne s'effacent.
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