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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Je serai truchement

Premier pas vers la profession d'interprète


Le virage se dessine. Un virage important, pour moi. Un déplacement professionnel complet. Même si le centre de gravité, l’écriture, le dedans, ne bouge pas. Ça changera tout, en revanche, pour ce qui est du dehors.


Longtemps que ça se prépare. Je ne me sens pas l’envie de revenir aujourd’hui sur le chemin laissé arrière. Je le ferai pourtant un jour, parce qu’il y a des points de conflit qui dépassent de beaucoup mon expérience personnelle, et indiquent à mon avis une ligne de partage de plus en plus définie, entre d’une part le lire-écrire qui s’invente activement dans le contemporain et, de l’autre, les discours de savoir qui sont comme l'ombre du révolu.


Non, ce n’est pas le temps de parler de tout ça. Je n’en ai aujourd’hui que pour ce nouveau cycle qui s’amorce.


Je serai truchement. Interprète. Et probablement, si je me rends au bout des deux années d’étude, plus précisément : interprète de conférence.


J’avais eu l’idée de cette profession il y a six ou huit mois déjà, mais je l’avais exclue parce qu’habité des mêmes idées reçues que la plupart des gens. Je croyais que pour être interprète, il fallait être parfaitement bilingue (ce qui veut dire, en général, avoir grandi avec deux langues). Beaucoup, même non-bilingues, parlent bien mieux l'anglais que moi. Mais je me suis rendu compte (les interprètes eux-mêmes le disent), en me penchant à nouveau sur cette idée il y a quelques semaines, que ce n’était pas là le plus difficile. Il faut surtout maîtriser excellemment sa langue première, ce qui est beaucoup plus rare qu'une connaissance passive suffisante d’une ou de deux langues étrangères.


Et puis, l’idée impliquait de retourner aux études... Ayant déjà beaucoup donné à ce chapitre, je n’avais jamais même envisagé un retour aux études. C’est ce mur aussi que j’ai abattu, il y a quelques semaines. S'il le faut, je me suis dit, allez.


J’ai alors fait des recherches pour trouver un programme. C’est une rareté, presque une excentricité, un programme d’interprétation. Au Canada, il n’y en a que deux, dont un qui n’a pas trois ans d'âge, celui du [Glendon College à Totonto->http://www.glendon.yorku.ca/interpretation/fr/]. C’est à cette porte que j'ai frappé. J’avais de la chance, il me restait trois semaines avant la date limite d’inscription. Doublement de la chance : j’ai pu passer le test d’entrée (un test d’aptitude) en ligne. Je m’y suis préparé intensivement pendant une dizaine de jours. J’ai eu le résultat ce matin, je peux donc le dire tout haut : j’ai été admis à la Maîtrise en interprétation de conférence du collège Glendon de l’Université York à Toronto! Et j’en suis extrêmement ravi.


C’est un programme de deux ans entièrement dévolu à l'apprentissage de l’interprétation. La première année, on étudie l’interprétation à la cour et en milieu communautaire. La deuxième année, l’interprétation de conférence.


Là où Glendon m’accroche, aussi, c’est par sa non-peur et son usage du web. La première année de cours est donnée entièrement en ligne! Ce qui veut dire que je pourrai étudier de la Thaïlande, du Canada, ou d’ailleurs, comme je veux (ce n’est pas encore décidé). Je connais des départements d’université, littéraires en particulier, qui pourraient en prendre de la graine (ah non, j’oubliais, la littérature est exception figée dans le livre...). Le métier d’interprète, comme la pratique de l’écriture pour moi, est lié de près aux outils, aux supports. D’ailleurs, il se déplace de plus en plus en ligne (un jour, il impliquera peut-être moins de déplacements, on perdra alors d'un côté tout en gagnant de l'autre -- on pourra, de la Thaïlande par exemple, servir de canal langagier pour une réunion ayant lieu en France ou aux États-Unis).


J’ai décidé de me lancer. Je suis prêt. Je n’abandonne pas l’écriture, au contraire. J’ai seulement choisi de ne faire aucun compromis sur ce qui est pour moi vital : la création. La dissertation qu’on impose aux étudiants dans les cégeps, ce n’est pas la création, mais son contraire. Les "courants littéraires", ce n'est pas la création, mais son contraire. La supposée « scientificité » de la recherche littéraire, ce n’est pas la création, mais son contraire. Les concepts de genre et de siècle, ce n’est pas la création, mais son contraire. La distance, la posture objectivante, ce n’est pas la création, mais son contraire. La répétition du connu, ce n'est pas la création, mais son contraire.


Je vais continuer mon travail de lecture et d'écriture, sans jamais séparer l’une de l’autre. Ma profession sera à part -- même si je vois mille passerelles, bien sûr, entre écrire et interpréter. Au moins, il n'y aura pas contradiction, pas conflit, mais complémentarité (ce que je cherche, de plus en plus, en tout domaine, dans ma vie : la complémentarité).


Je serai donc truchement :


-# Parce que je ne me suis jamais intéressé qu’au langage. J’ai déménagé dans le langage. Je me meus dans le langage. Les mots lus, les mots dits, les mots écrits. Je veux vivre dans les mots, seulement les mots.

-# Parce que j’aime apprendre des langues. Si je ne m’étais imposé les études que j’ai faites, j’aurais voyagé plus et appris plus de langues, déjà. Je fais maintenant, en Thaïlande, et je ferai, dans le reste de ma trentaine, ce que j’aurais pu (dû?) faire dans ma vingtaine. Je suis en train d’apprendre le thaï, et, comme je suis intéressé, fasciné même, par le langage, et cette langue en particulier, j’apprends vite. Le talent pour apprendre les langues, je n’étais pas sûr de l’avoir, avant. Maintenant je sais que je l’ai.

-# Parce que je suis nomade. Je me suis découvert nomade en quittant le pays. J’ai compris depuis un moment déjà que je serais plus heureux dans un métier que j’exercerais comme indépendant et dans lequel je serais amené à bouger souvent. Mais lequel? J’ai enfin trouvé. En tant qu’interprète, on peut travailler comme indépendant. Et voyager beaucoup, ne serait-ce qu’à l’intérieur de Canada ou aux États-Unis, une fois, deux fois, trois fois par mois. Aussi, je peux décider de changer complètement de continent, un jour, et continuer à travailler, en Europe ou en Asie par exemple.

-# Parce que c’est disparaître. Devenir quelqu’un ne me tente pas. Ça ferait ressortir ce qu’il y a de plus laid en moi, je le sais (je l’ai vu chez beaucoup d’autres, aussi). Devenir truchement, c’est presque une contradiction dans les termes. C'est, il me semble, un non-devenir. C'est, en quelque sorte, acquérir l’art difficile de disparaître... On doit se faire le moins saillant possible. On doit passer, faire passer. Or écrire, pour moi, c’est aussi travailler à disparaître. Voyager aussi, c’est disparaître. N’être personne : voilà l’horizon (inaccessible? peut-être, mais au moins, le tenir pour horizon).

-# Parce que je veux m’immerger dans les discours de mon temps. Comme interprète, je vais nager dans une extrême pluralité de discours (politiques, économiques, narratifs, médicaux, scientifiques, etc.). J’aurai mes entrées dans plusieurs endroits où normalement je ne pourrais aller, ni même ne penserais à aller, sans doute. Je ne voudrais pas être journaliste, parce que ça toucherais à la liberté de l’écriture. Mais truchement, si. Aller çà et là, et travailler, professionnellement, à m’y faire invisible. Écouter. Comprendre. Me préparer aussi, en amont. Ce qui veut dire étudier un peu de tout (ce que je fais déjà, science, hydrologie, etc., pour mes projets d’écriture, ou par curiosité, simplement).


Je suis bien conscient que ce ne sera pas une profession facile. Être accepté à Glendon, ce n’est pas la fin du chemin. Ce n'est que le commencement. N'empêche, qu’est-ce que je suis content que ma locomotive grimpe aujourd'hui sur les rails! J’avais peur de perdre une année, parce que j’ai eu bien peu de temps pour me préparer au test. Il n’y a pas un mois que j’ai décidé de ce virage! Aujourd’hui, je suis inscrit au programme, je sais que je commence en septembre. J’ai le temps, d’ici là, de renforcer mon anglais suffisamment (et d’élever un peu mon thaï débutant, dont je voudrais faire éventuellement une langue C de travail).


À 34 ans sonnés, il n’est pas trop tôt. Mais il n’est pas trop tard non plus. Quel plaisir, la liberté du virage. Et d’entrevoir, au débouché, une vie non sclérosée, une vie d’apprentissage, une vie de langues, une vie de trains et d’avions, une vie d’indépendance, une vie de diversité, une vie de mouvements, une vie indissociablement nomade et langagière.


Je serai truchement.

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