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Photo du rédacteurMahigan Lepage

L'allergie aux chevaux

La terre inscrite en lettres rouges


Date inconnue.

 

{Tentative d'inventaire des souvenirs, impressions et sentiments liés à l'animal cheval}


1. Sortir de la maison toujours par la porte de derrière et voir là dans le pacage les chevaux calmes, presque toujours calmes, buvant, mangeant, se roulant dans la terre, se frottant l'un sur l'autre.


2. C'étaient des chevaux de trait, des Belges, très grands et forts. Lorsqu'ils se déplaçaient, on voyait les muscles frémir sous la peau. Quand je dis chevaux, je ne pense qu'à ces chevaux. Ils sont pour moi l'étalon (sans jeu de mots) par quoi j'évalue tous les autres chevaux. Ainsi les Percherons, par exemple, me semblent un peu "trop grands" et un peu "trop velus" aux pattes. Quant aux chevaux dits d'équitation, ils me semblent généralement trop maigres et frêles, sauf peut-être les Canadiens, qui sont comme des Belges "moyens". Mais justement, ils me paraissent "trop moyens", trop communs...


3. J'ai quelques raisons de ne pas beaucoup aimer les chevaux d'équitation. Les moins bonnes raisons tiennent à des jalousies enfantines et à des aversions adolescentes. Ainsi ma soeur avait eu des cours d'équitation et pas moi. Ainsi la nouvelle femme de mon père remplacerait notre dernier étalon belge, Scott Monroe, pour un vulgaire cheval arabe, nerveux et quasiment impossible à monter. Pourtant Scott gagnait encore honorablement son foin en faisant une ou deux saillies par années. Mais la principale raison pour laquelle je n'aime pas les chevaux d'équitation, c'est cette chute que j'ai fait une fois. Des amis de mes parents étaient venus nous visiter à cheval. On m'avait laissé monter un des chevaux. Mais sitôt monté, le cheval s'est énervé, était parti au galop : il rentrait chez lui. Dans un virage sur le rang, je me suis plus ou moins laissé tomber. Heureusement je ne suis pas passé sous ses pattes. Je suis remonté plus tard à cheval, ce n'est pas vraiment la peur qui est en cause. Plutôt une sorte de dédain...


4. Quand on montait sur le dos des chevaux de trait, des Belges, c'étaient à deux ou trois enfants à la fois, comme au cirque sur les éléphants, alors que le père tenait le cheval par le licou, et faisait se mouvoir la bête géante.

Ce cheval, Scott Monroe, serait pour moi, et pour toujours, le roi des chevaux. Il était grand et blond, fier, musclé. Il était vraiment beau. Mon père, non moins fièrement, rappelait souvent qu'il était classé A, très recommandé. C'était sa note, l'attestation de la pureté de sa race, de la qualité de ses gènes. De tous les chevaux qu'on avait sur la ferme, il était le seul à porter un nom de famille, Monroe, vestige de son ancien propriétaire, et ce privilège confirmait à mes yeux son statut supérieur. Il appartenait à une classe à part, il était très recommandé. Ainsi régulièrement des remorques reculaient dans l'entrée de la ferme. Une jument en sortait, qu'on tenait au licou. On amenait Scott par derrière, en le dirigeant à l'aide d'une corde longue. La femelle toujours au début se rebutait, avant de se laisser monter. Elle ruait l'étalon. Mais finalement elle se calmait. Les sabots avants de Scott pendaient lourdement le long des flancs de la jument, immanquablement il bavait sur son dos. Ça ne durait pas longtemps, mais bien assez pour impressionner un jeune enfant.


5. Scott qu'on préparait dans son box pour l'exposition agricole. Avec ma soeur, on tressait sa crinière, on brossait son pelage. Il ne gagnerait pas, en tout cas pas le premier prix, et on en ressentirait une vexation personnelle. Les autres chevaux étaient mieux préparés, beaucoup plus coquettement, avec des boucles et des dorures. Et puis on leur avait appris à se tenir de manière ridicule, les jambes collées et allongées, comme un lapin en boucherie. Voilà, il me semble, à peu près ce qu'on se disait, pour se rassurer nous-mêmes sur la valeur inappréciable de Scott Monroe, contre l'impéritie des juges.


6. Cueillir des pommes dans les pommiers à côté de la maison, s'en remplir le maillot, et aller nourrir les chevaux au milieu du pacage. Les grosses babines frémissantes qui se penchent vers nous, enfants, tout petits, on avait peur qu'elles nous attrapent la main. Quand on n'avait plus de pommes, on repartait. Mais les chevaux en demandaient encore, des pommes, alors ils nous suivaient, sur les talons. Pris de peur, on se mettait à courir, et les chevaux couraient derrière nous. On craignait de se faire piétiner, et notre peur était en fait légitime, même si c'est nous-mêmes, en courant, qui provoquions le danger. Finalement on roulait sous la clôture électrique, on était sauvés.


7. Mon père qui dompte un poulain dans le pacage. Il m'avait expliqué. On leur apprend qu'on est plus fort qu'eux quand ils sont jeunes. Ensuite ils grandissent, deviennent plus forts, mais l'ignorent... Ils croient encore qu'on est plus forts qu'eux, alors ils nous respectent, la plupart du temps... Dompter un poulain, c'était se battre avec lui, lutter avec lui. Mon père saisissait d'un bras le col, de l'autre la queue, et renversait la bête, maîtrisait sa fougue, l'immobilisait au sol, jusqu'à ce qu'elle arrête de bouger, de se débattre, jusqu'à ce qu'elle ait compris qui est le plus fort. Il fallait répéter cela plusieurs fois. On pourrait dire que c'était casser le poulain.


8. Pour les chevaux adultes qui avaient leurs révoltes, il y avait d'autres trucs. En particulier, simplement boucher les narines de la bête. Les chevaux ne respirent pas par la bouche. Après un moment le sang se mettait à couler.

Les chevaux avaient chacun un nom et un caractère. Les noms étaient choisis en fonction du mois de la naissance. Comme la plupart des poulains naissaient au printemps, les noms devaient généralement commencer par la lettre "a" (avril"), "m" (mai) ou "j" (juin). En fait, je ne me souviens que d'un nom à part Scott. La jument Mai, tout simplement. Il me semble qu'elle était douce, que ma mère disait qu'elle était douce.


9. Les juments qui au soir rentrent docilement à l'écurie à la file, enjambent le pas de la porte, retrouvent d'elles-mêmes leur stalle.


10. Les chevaux de trait servaient au travail, même si ce n'était déjà plus d'époque. Les sons "Ji" et "Ha" voulaient dire gauche et droite. Mes parents bûchaient avec les chevaux. Harnaché d'un bacul, le cheval sortait les arbres de la forêt, l'homme suivait derrière en criant "Ji" et "Ha". Mes parents ont même fait, pour leur élevage et leur travail, l'objet d'un reportage à La semaine verte, une émission de Radio-Canada. On en a conservé l'enregistrement VHS. Mon père y vante les mérites du labeur hippique. De toute façon, dit-il, le plus long, dans le bûchage, c'est d'ébrancher les arbres. Le cheval, lui, ne fait qu'attendre. C'est combien d'années après, trois, quatre, l'acquisition du tracteur forestier Timberjack?


11. Mon père nous avait sortis en vitesse de la maison, nous avait assis sur la banquette de la voiture. Sur le siège passager ma mère pleurait. J'ai demandé : "Qu'est-ce qu'il y a?" Ma mère s'est retournée. Elle avait le visage couvert de sang. Il fallait aller à l'hôpital, des dents avaient cassé. Mais auparavant, mon père avait à faire. On entendait un cheval hennir dans l'écurie, et des coups portés. C'était le cheval qui avait rué ma mère. Il fallait le battre maintenant, immédiatement, pendant qu'il pouvait encore associer la punition à la faute.


12. Dans la nouvelle grange, mon père avait bâti une installation pour tailler et ferrer les sabots. C'était une sorte de box à courroies, on pouvait immobiliser la patte à travailler. Le ciseau tranchait des gros morceaux d'ongle. Puis le marteau plantait des clous dans le sabot. J'avais mal pour le cheval, mais lui ne sentait rien.


13. La castration d'un poulain. Il me semble avoir assisté à l'opération, et que c'était un vétérinaire qui l'avait pratiquée. On strangulait les génitoires dans un élastique extrêmement serré et fort. L'appareil allait sécher, puis tomber de lui-même.


14. Quand on grattait vigoureusement le cou de Scott Monroe, il levait la tête et claquait des dents. C'était un spectacle très impressionnant.


15. Je ne gratterais plus le cou des chevaux, ni même leur caresserais la tête ou les flancs, sans subir par la suite une forte réaction allergique. Mes parents s'étaient séparés. On avait déménagé. On avait vendu Scott Monroe. Et j'étais devenu allergique aux chevaux. Je le suis encore, pour autant que je sache.

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